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Les Chevaliers

Comédie.

Préface

Aristophane avait raillé un peu trop librement sur le sujet des magistrats, dans une pièce intitulée : Les Babyloniens , qui avait été représentée dans une saison ou où il se trouvait beaucoup d'étrangers à Athènes. Cléon , que Lucien nous a représenté comme un homme turbulent et emporté, avait alors grande autorité dans la République. Il fit un crime d'état à Aristophane de cette liberté comique, et de plus l'accusa d'être étranger, et assura qu'il était de Rhodes, quoiqu'il se portât comme citoyen d' Athènes. Aristophane fut cité en jugement et fit voir que son père Philippe était de l' Ile d'Egine et par conséquent citoyen d' Athènes, et qu'il y possédait encore l'héritage que son père lui avait laissé dans cette Ile. Il accusa Cléon à son tour, d'avoir extorqué des grandes sommes des Iles sujettes ou alliées de la République. Les chevaliers prirent le parti d' Aristophane , et l'on a vu dans la comédie précédente que Cléon fut contraint de refondre cinq talents à l'état. Comme

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Cléon continuait de harceler Aristophane (qu'il contrai obligea même depuis à quitter la ville) ; le poète, pour se venger de lui, lâcha cette pièce dans le public, et l'intitula les Chevaliers , pour faire honneur à ses protecteurs. La République était divisée en quatre états ; le premier s'appelait Pentacosiomédimnes, c'est à dire de ceux qui étaient assez riches pour posséder avoir cinq cent boisseaux de blé de revenus. Le second était des Chevaliers. Le troisième était composé de Zygites, comme qui dirait gens de joug ; à cause apparemment qu’il en fallait joindre deux ou même plusieurs autres, pour rendre à la République le service qu'elle eût pu attendre d'un homme riche. Enfin le dernier rang était des pauvres, réduits à chercher leur vie et à servir les autres. Quand Aristophane voulut mettre cette pièce au Théâtre, il ne se trouva parmi les acteurs parmi les masques, aucune personne assez hardie pour oser paraître avec le visage de Cléon ; l'auteur méprisait le péril qui effrayait les autres et représenta lui-même cet homme terrible. Il y a dans cette pièce deux caractères chronologiques : le premier est ce que l’on y dit, qu'il y a huit ans que le peuple était logé à l'étroit ; ce qui marque positivement l'an du monde 3548. L'autre, est qu'il est parlé de l’affaire de Pyle comme récente. Or cette affaire

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se passa en 3547, la septième année de la guerre du Péloponèse. En voici l'histoire en abrégé, tirée du quatrième livre de Thucydide .

Cette année septième de la guerre, Démosthène général des troupes d' Athènes, se saisit de Pyle sur la côte du Péloponèse, le fortifia à la hâte, et y fut laissé pour le garder, avec cinq vaisseaux. Les Lacédémoniens vinrent l' l'y assiéger par mer et par terre. Ils mirent des troupes dans l' Ile de Sphactérie qui gardait l'entrée du port de Pyle . Cependant les Lacédémoniens ne réussirent pas dans leur attaque, et ayant été battus par la flotte d' Athènes venue au secours de Pyle, ils envoyèrent des ambassadeurs à Athènes pour demander la paix. Cléon s'opposa à eurs demandes, et les ambassadeurs s'en retournèrent sans rien conclure. Les troupes laissées dans Sphactérie restaient cependant assiégées par la flotte d' Athènes, comme les Athéniens étaient assiégés dans Pyle par les Lacédémoniens. Mais le sort des soldats de Lacédémone était plus doux que celui des troupes renfermées dans Pyle ; parce qu'on passait de temps en temps des vivres de la côte à ceux de l' Ile, au lieu que Démosthène souffrait de grandes extrémités. Le peuple d' Athènes, informé de ces nouvelles, était chagrin d'avoir

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refusé la paix aux Lacédémoniens  ; et Nicias , nommé pour commander le second ne se pressait pas de partir. Cléon , toujours turbulent, murmurait hautement des longueurs de Nicias , l'accusait de lâcheté et se vantait, que s'il avait le commandement, il se faisait fort d'amener les Spartiates pieds et poings liés à Athènes vingt jours. On le prit au mot, à son grand regret ; il partit avec le secours, et la fortune le favorisa au-delà de ses espérances. L' Île de Sphactérie est petite. Elle était couverte d'une forêt qui en rendait l'accès difficile et y tenait les troupes à couvert. Démosthène résolut de la traverser pour reconnaître les ennemis. Pendant qu'il était arrêté pour repaître, un de ses soldats, sans y penser, mit le feu dans la forêt, qui fut bientôt réduite en cendre. Démosthène reconnut alors aisément le nombre des ennemis, et se disposait à les attaquer, avec secours des Messéniens à qui Pyle avait autrefois été, lorsque Cléon arriva. Ils donnèrent tous deux sur les ennemis, et de 420 qu'ils étaient, Cléon en emmena 292 prisonniers à Athènes.

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(a) De tout temps, les flûtes ont accompagné les chœurs lugubres ou les chants sérieux.

(b) Musicien fameux, disciple de Marsyas.

(c) Imitation du bruit sourd des pleureurs, tirée de la première syllabe du mot μύρομαι, je me plains douloureusement.

Personnages.

  • Démosthène.
  • Nicias.
  • Agoracritus, ou le marchand de boudins.
  • Cléon.
  • Chœur des Chevaliers.
  • Le peuple d'Athènes

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Les Chevaliers

Comédie.

Démosthène.

Que de maux ! Que de misère ! Puissent les Dieux faire périr, avec tous ses conseils, cet esclave turbulent nouvellement acheté, qui ne cesse depuis qu'il s'est fourré dans la maison, de maltraiter les autres domestiques.

Nicias.

Ah ! Qu'il puisse périr, le scélérat avec toutes ses calomnies.

Dém.

Qu'as-tu, pauvre malheureux ?

Nic.

Ce que tu as toi-même, je suis accablé de maux.

Dém.

Approche donc, que nous accordions nos (a) flûtes pour entonner un chant lugubre, à la manière d' Olympe (b) , et disons ensemble (c) : mu, mu, mu, mu, mu mu ; mu mu, mu mu, mu mu. Mais à quoi bon perdre le temps à ces tristes plaintes ? Ne vaudrait-il pas mieux chercher un remède à tant de

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(e) La mère d' Euripide était herbière.

maux, que de nous amuser à les pleurer ?

Nic.

Quel remède trouverions-nous ? En sais-tu  ? Dis-le moi.

Dém.

Dis le moi toi-même, et ne disputons point.

Nic.

Je ne parlerai point le premier ; dis hardiment ce que tu penses ; et puis je verrai ce que j'aurai à dire.

Dém.

Que me dirais-tu, de ce qu'il faut que je dise moi-même ?

Nic.

J'en conviens ; mais il me manque de la hardiesse, et le talent de dire les choses en taille douce comme Euripide .

Dém.

Laisse là Euripide et les herbes (e) de sa mère  ; il est question de trouver le moyen de fuir ce maitre facheux.

Nic.

Tout ce que je sais dire là-dessus, et ce que je t'invite à dire après moi, consiste en ce seul mot, qu'il faut répéter souvent : fuyons, fuyons !

Dém.

Fuyons donc, fuyons, fuyons, puisqu'il le faut. Mais je crains pour ma peau.

Nic.

Il y a bon remède ! Il faut nous réfugier aux pieds de quelque statue des Dieux.

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(d) Cléon , marchand de cuir. Il le fait Paphlagonien par allusion au verbe παφλάζω, qui signifie faire du bruit.

Dém.

Quelle statue, quels Dieux ? Penses-tu donc qu'il y ait des Dieux ?

Nic.

Sans doute.

Dém.

Et quelle preuve en as-tu ?

Nic.

C'est que je suis horriblement fâché contre eux.

Dém.

La preuve est convaincante.

Nic.

Dis donc mieux, si tu peux.

Dém.

Veux-tu que je conte l'affaire à ces Messieurs ?

Nic.

Ce ne sera pas mal fait. Mais il faut les supplier auparavant, de vouloir bien, si nous leur donnons quelque satisfaction, nous le marquer par un visage ouvert et qui porte témoignage de leur contentement.

Dém.

Ecoutez donc, s'il vous plait, messieurs. Nous avons un maître fâcheux, grossier, emporté, chicaneur, le peuple en un mot, un vieillard d'humeur difficile et sourdaut . Il acheta le mois passé un Esclave, un certain corroyeur de Paphlagonie (d) , le plus méchant de tous les hommes, et la plus maudite langue du monde. Ce fripon-là connut d'abord comment gouverner le bonhomme... Il s'abaissa devant lui, le flatta, sut le tromper, et l'amusant avec des rognures de peau, lui

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(e) C'était le salaire ordinaire des juges.

(f) Voyez ci-dessus page 73.

disait m2onseigneur Peuple ! Après avoir jugé cette cause, allez au bain, mettez cela dans votre bouche, humez, mangez, tenez ces (e) trois oboles. Voulez-vous que je vous achète de quoi souper  ? Après cela, si quelqu’un d'entre nous avait préparé quelque chose bon pour notre maître, le coquin le dérobait, et le dérobait, et le lui présentait en son nom. J'avais fait l'autre jour (f) à Pyle un bon gâteau Laconique. Ce fripon sut faire tant de tours, qu'il me le déroba et le servit au bonhomme. Il nous donne la chasse à tous ; et pour empêcher que personne que lui n'approche de notre maître il s'est saisi d'une courroie, dont il chasse tous les rhéteurs, pendant que le bonhomme dine. Il se tient debout devant lui, et pour l'amuser, comme il voit qu'il a de la passion pour les sibylles, il lui chante des oracles. C'est ainsi qu'il abuse de la vieillesse décrépite du bonhomme. Il n'y a point de faussetés qu'il n'invente contre tous les autres domestiques ; et nous sommes accablés de coups. Pendant qu'on en maltraite quelqu’un, le scélérat fait le tour de la maison, interroge les autres domestiques, leur fait peur, en tire des présents, et leur dit : vous voyez Hylas , comme je lui fais donner les étrivières ? Vous mourrez tous aujourd'hui, si vous ne faites pas ce qu'il faut pour me rendre de vos amis. Il faut donc encore lui faire des présents à ce coquin ; sinon, le bonhomme vous foule aux pieds, et nous fait chier huit fois

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(g) Grec : en Etolie , par allusion au verbe ἀιτεῖν, demander.

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que nous n'en aurions envie. a1 près cela c'est à nous, ami, à chercher quel chemin nous avons à prendre, et vers qui nous nous pouvons retirer.

Nic.

Fuyons, mon ami, fuyons ; c'est l'unique remède.

Dém.

Il est impossible de se cacher au Paphlagonien . Il voit tout, il a une jambe à Pyle, et l'autre dans l'assemblée. Écarquillé comme il est, il ne lui reste plus que d'avoir le cul à Chio, les mains (g) par toutes les provinces où il y a de quoi demander, et l'esprit dans celle de volerie.

Nic.

Nous n'avons donc plus d'autre parti que la mort. Mais songeons du moins à mourir de la manière la plus courageuse.

Dém.

Comment faire, pour en venir à bout d'une manière façon qui puisse éterniser notre mémoire ?

Nic.

Je pense que nous ne ferions pas mal d'avaler du sang de taureau. Ce serait mourir comme ce brave Thémistocle .

Dém.

Oui, ma foi, c'est bien du sang qu'il faut boire ! Que n'avalons nous plutôt de bon vin du bon Dieu ? Cela ravise ravise bien son homme.

Nic.

Du vin ? Tu te moques. Est-ce qu'un homme ivre peut prendre le bon parti sur quelque chose ?

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Dém.

Parles-tu sérieusement ? Tu raisonnes comme une marmite. Comment ? Tu oses blâmer le vin comme une chose qui ne peut donner de l'esprit ? Convient, au contraire, qu'il n’y a rien qui rende les hommes plus agissants que cette liqueur. Regarde-moi un homme qui a bien bu, comme il est riche, comme il vient à bout des choses les plus difficiles, comme il gagne ses procès, comme il est au comble du bonheur, comme il est secourable envers ses amis. Apporte moi vite une bonne bouteille de vin, que j'arrose mon esprit et que je dise quelque chose d'excellent.

Nic.

Hélas ! Tu nous feras quelque frasque, avec ton vin.

Dém.

Apporte, apporte, et ne te mets pas en peine. Je vais toujours me mettre en posture, pour boire à mon aise. Je te réponds aussi que si je puis une fois m'enivrer, je remplirai tout de conseils, de jolies pensées, de sentences choisies.

Nic.

Quel bonheur j'ai eu ! J'ai pu, sans être surpris, dérober cette bouteille.

Dém.

Dis-moi ; que fait le Paphlagonien ?

Nic.

Il est ivre et couché à la renverse sur des pots où il est endormi, il ronfle avec un bruit horrible.

Dém.

Allons donc, verse moi du vin, et que j'entende

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(h) Quand les hommes attribuent leurs bonnes pensées à Dieu, c'est autant, à tout le moins pour les accréditer que par reconnaissance.

(i) Il répète cette pensée, apparemment parodiée d' Euripide , pour la tourner en ridicule.

l'agréable glou-glou de la bouteille.

Nic.

N'oublies pas de faire libation aux favorables Dieux ; à cette bonne divinité qui préside aux ven vendanges de Pramne.

Dém.

O ! Bon et favorable démon ! (h) C'est de toi seul, et non de moi, que vient cette pensée.

Nic.

Dis moi ce que c'est, et je t'en prie.

Dém.

Va vite, et dérobe moi les oracles du Paphlagonien , pendant qu'il dort.

Nic.

Voilà donc l'inspiration de ton bon démon ! J'ai bien peur qu'il ne soit un mauvais démon pour moi.

Dém.

Donne moi la bouteille ; je me servirai moi-même à boire (i) , pour arroser mon esprit, et dire quelque chose d'excellent.

Nic.

Comme il ronfle, et comme il pète, ce diable de Paphlagonien ! Je lui ai dérobé, sans qu'il s'en soit aperçu, l'oracle sacré qu'il gardait avec le plus grand soin.

Dém.

O ! le plus sage de tous les hommes ! Apporte moi cet oracle, que je le lise. Donne à boire, et vite. Ça, voyons ce qu'il y a là-dedans. O ! divines écritures ! Donne vite la coupe.

Nic.

Voyons donc ce que dit l'oracle.

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(k) Eucratès.

(l) Callias ou Lysiclès .

Dém.

Verse encore.

Nic.

Quoi ! L'oracle dit qu'il faut verser encore.

Dém.

O ! Bacis !

Nic.

Qu'est-ce ?

Dém.

Donne moi vite ma tasse.

Nic.

Il me semble que ce Bacis fait grand usage de la tasse.

Dém.

C'était donc là, scélérat de Paphlagonien , ce que tu gardais si soigneusement ! Tu sentais bien que c'était toi seul que l'orage menaçait.

Nic.

Comment donc ?

Dém.

Il est écrit là-dedans qu'il doit périr.

Nic.

C'est ce que je voudrais bien savoir.

Dém.

L'oracle dit qu'il viendra d'abord un marchand (k) d'étoupes qui se rendra maître des affaires de la ville.

Nic.

Voilà déjà un marchand. Après ……..

Dém.

Il viendra ensuite un marchand de moutons (l) .

Nic.

Autre marchand. Et deux. Que fera-t-il ce second

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marchand ?

Dém.

Il fleurira, et sera le maître, jusqu'à ce qu'il vienne un plus grand fripon que lui, qui le fera périr, et ce sera un marchand de cuirs, Paphlagonien , larron, braillart.

Nic.

Il est donc dans les destinées, que le marchand de moutons sera supplanté par le marchand de cuir ?

Dém.

En vérité.

Nic.

Hélas ! Ne se trouvera-t-il point encore un marchand de je ne sais pas quoi ?

Dém.

Oui-dà, il en est un ; mais un marchand d'une espèce bien particulière.

Nic.

Apprends moi ce que c'est, je t'en conjure.

Dém.

Le dirai-je ?

Nic.

Au nom des Dieux !

Dém.

C'est un marchand de boudins qui doit renverser la fortune de celui-ci.

Nic.

Un marchand de boudins ! O ! Neptune ! Quelle profession ! Dis moi, où trouverions nous bien cet illustre marchand ?

Dém.

Il faut le chercher.

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Nic.

Les Dieux nous sont favorables ; je le vois qui s'avance au milieu de l'assemblée.

Dém.

O ! trop heureux marchand de boudins ! appr Approche, approche, mon grand ami, fais-toi voir à tout le monde, toi qui dois être le salut de tout l’état et le nôtre en particulier.

Le marchand de boudins autrement Agoracrite . Démosthène . Nicias . Le marchand de boudins.

Qu'est-ce ? Pourquoi m'appelez vous ?

Dém.

Viens çà, et tu apprendras de nous quel est ton bonheur.

Nic.

Avance toi ; prends sa table, et dis-lui ce que porte l'oracle. Pour moi, je vais voir ce que fait le Paphlagonien . (Il sort.)

Dém.

D'abord, tu n'as qu'à mettre toute ta boutique à bas. Après cela, baise la terre, et adore les Dieux.

Le mar.

C'est fait. De quoi est-il question maintenant ?

Dém.

O ! L'homme heureux et riche ! Qui n'est rien aujourd'hui, mais qui sera demain plus que grand  ! O ! digne chef que les Dieux ont donné aux fortunés Athéniens !

Le mar.

Qu'est-ce donc, mon ami, me veux-tu empêcher

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(m) Comme qui dirait à l'hôtel de ville.

de laver les tripes et de vendre des boudins ? Te moques-tu de moi ?

Dém.

De quelles tripes mes parles-tu, pauvre innocent ? Regarde ici. Vois-tu tout ce peuple assemblé ?

Le mar.

Je le vois.

Dém.

Tu seras le chef de toute cette multitude, et le maître du marché, des ports, de l'assemblée ; tu fouleras le conseil aux pieds, tu casseras les généraux, tu les lieras, tu les tiendras en prison ; tu feras la débauche au Prytanée (m) .

Le mar.

Moi ?

Dém.

Oui, toi, toi. Tu ne vois pas encore tout. Monte sur cette table, et regarde tout autour des Îles de la mer.

Le mar.

Je les regarde.

Dém.

Vois-tu les ports, les havres, les vaisseaux ?

Le mar.

Je vois tout cela.

Dém.

Et tu n'es pas le plus heureux des hommes ? Jette moi l’œil droit sur la Carie (à l'orient) et l'autre (à l'occident) sur Carthage.

Le mar.

Faut-il donc pour être heureux que je devienne louche ?

Dém.

Non. Mais tout cela est à toi, puisque [?]

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cet oracle porte que tu vas devenir un très grand homme.

Le mar.

Dis moi un peu ; est-ce qu'un vendeur de boudins tel que je suis, peut devenir un grand homme ?

Dém.

C'est pour cela même que tu vas devenir un homme de considération, parce que tu ne vaux rien, parce que tu es un suppôt des halles, parce que tu as de l'effronterie.

Le mar.

Je n'estime pas que je puisse jamais rien faire.

Dém.

Eh ! Dieux ! Que deviendrons nous donc, si tu ne te crois capable de rien ? As-tu là-dedans quelque sentiment d'honneur ? Serais-tu d'une race distinguée par la vertu ?

Le mar.

Moi ! De par tous les Dieux ! Je suis de la plus maudite race de toute la terre.

Dém.

Ah ! Quel bonheur ! O ! l'heureuse disposition pour les affaires !

Le mar.

Mais, mon ami, je ne sais point la musique  ; je ne sais rien que lire et écrire, et encore fort mal.

Dém.

Il n'y a que cela contre toi, que le peu que tu sais, tu le sais fort mal. Du reste, il importe peu, pour gouverner le peuple, qu'on sache la musique, ni qu'on soit homme de bien. Les ignorants et les fripons y réussissent mieux que les autres. C'est pourquoi n'abandonne point ce

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qu'il qui t'est offert par les oracles des Dieux.

Le mar.

Que dit donc l'oracle ?

Dém.

Il s'explique à merveille à travers l'obscurité qui l'enveloppe. « Quand l'aigle hante-cuirs, aux ongles crochus, saisira de son bec vorace le sot dragon hume-sang ; alors périra l'ail salé du Paphlagonien ; et les Dieux combleront de gloire les vendeurs de tripes, pourvu qu'ils veuillent ne plus vendre de boudins. »

Le mar.

Apprends moi donc comment est-ce que cela me regarde.

Dém.

L'aigle hante-cuirs1, est notre Paphlagonien .

Le mar.

Et les ongles crochus1 ?

Dém.

Cela veut dire qu'il la les mains crochues et faites à la rapine.

Le mar.

Et le Dragon1 ?

Dém.

Cela est clair. Un dragon est long. Un boudin ne l'est-il pas aussi ? Le dragon et le boudin sont tous deux hume-sang. L'oracle dit que l'aigle saisira le dragon. Mais nous y apporterons remède.

Le mar.

L'oracle me plaît assez. Il n'y a qu'une chose qui me fait de la peine. Comment est-ce que, tel que je suis, je pourrai gouvernerle peuple ?

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aie ?

(n) Les chevaliers d' Athènes haïssaient Cléon , quoiqu'il fût de leur rang, parce qu'il les avait tourmentés et vexés pour avoir fui la guerre ou pour avoir quitté l'armée.

Dém.

C'est du plus aisé. Tu n'as qu'à faire ce que tu fais ordinairement. Mêle, brouille, selon ta coutume, et toujours le bien du peuple pour prétexte, et n'épargne pas la sauce et les ingrédiens de flatterie. Du reste, tu as de grands talents pour le public ; tu sais brailler, tu ne vaux rien, tu as de l'effronterie ; tu as tout qu'il faut pour bien gouverner. D'ailleurs les oracles t'y appellent. Prends garde donc une couronne, et fais des libations à la sottise.

Le mar.

La question est de savoir qui nous aidera. Car je vois que les riches le craignent, et que le menu peuple l'appréhende.

Dém.

Il y a mille bons chevaliers (n) qui le haïssent  ; voilà qui t'aidera. Beaucoup d'honnêtes gens se joindront à nous, avec tout ce qu'il y a de gens d'esprit parmi les spectateurs. Et comptes tu pour rien les Dieux qui sont pour nous ? Ne crains rien, son visage ne paraîtra point ; car aucun des marchands de masques n'a osé le représenter. On ne laissera pas cependant de le reconnaître  ; les spectateurs ont de l'esprit.

Nicias (rentre.)

Hélas ! Quel malheur ! Voilà le Paphlagonien qui sort.

Cléon . Démosthène . Le chœur . Le marchand de boudins .
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(o) Coupe de terre, telle que celle dont se servent pour boire ceux de la colonie des Chalcidiens en Eubée. Cléon se sert de tout pour inventer des calomnies.

(p) Cléon appelle au secours les juges du conseil, qui jugeaient les procès et avaient trois oboles par jour.

Cléon.

Non, non, de par tous les douze Dieux ! Scélérats que vous êtes, vous ne vous réjouirez pas de votre entreprise et de la conspiration que je vois que vous machinez. Que fait là cette coupe Calcidienne (o) ? Vous périrez, coquins, vous périrez.

Dém.

Où fuis-tu, généreux marchand de boudins ? Demeure, et n'abandonne pas tes affaires ! Paraissez, braves Chevaliers ; il est temps de nous secourir. Où êtes vous, Simon et Panète ? Enfoncez cette aile droite. Les ennemis sont proche ; vengez-vous, mettez les en fuite. Je vois la poussière qui s'élève ; je les entends qui s'avancent. Avancez, poussez vigoureusement, et renversez tout ce qui s'opposera à vous.

Le chœur.

Frappez, frappez le méchant, le fripon, celui qui trouble le plus noble corps de l'armée, le maltôtier, le voleur, le gouffre de pillage, le fripon, le scélérat, le double et triple fripon. Frappez, enfoncez, renversez, laissez-le brailler ; mais prenez garde qu'il ne vous échappe ; il saurait encore mieux se cacher qu' Eucrate au moulin, qui se cachait sous les cosses des fèves.

Cléon.

O (p) ! vénérables suppôts de chicane ! Vieux juges de la confrérie des trois oboles ! Vous que j'ai eu soin de nourrir, en braillant au hasard et le plus souvent sans raison ! Venez à mon secours ; je suis maltraité par les conspirateurs.

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Le ch.

C'est avec raison, puisque tu t'es engraissé aux dépens du public et des particuliers, par tes rapines et par tes calomnies. Tu regardais de tous côtés s'il y avait quelqu'un que tu pusses accuser ; tu examinais s'ils étaient mûrs ou non ; et lorsqu'ils y pensaient le moins, tu les accrochais jusque dans la Chersonèse, et les avalais tout crus. Tu regardes parmi nos citoyens s'il y en a quelqu'un qui soit bête ; quelqu'homme riche, mais bonnasse, en2 ennemi du tracas et des affaires......

Cléon.

Venez donc à mon secours, vous autres. C’est à cause de vous qu'on me frappe, et parce j’avais résolu de représenter qu'il était de la justice de vous ériger un monument dans la ville pour rendre témoignage de votre valeur à la postérité.

Le ch.

Voyez le fanfaron, qu'il est souple, et qu’il entre doucement, pour vous nous tromper, par des artifices, comme de pauvres vieillards que nous sommes ! Mais s'il peut nous échapper, il nous donnera des cornes dans les jambes.

Cléon.

O ! ville ! O ! Peuple ! Souffrirez-vous que ces bêtes-là me bourrent de la sorte.

Le ch.

Et tu brailles encore, comme de coutume ? prétends-tu continuer de renverser l'état ?

Le marchand de boudins.

S'il n'est question que de brailler, je le surpasserai

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(q) Le pyramous, c'était un pain d'épice fait et de miel cuit et de fleur de froment, qu’on donnait pour prix à celui qui, dans un festin de nuit, l'avait toute passée sans s'endormir .

(r) Palais public où l'on était régalé au nom et aux dépens de la république.

(s) Il était défendu de porter au dehors ce qui avait été consacré à Cérès et à Proserpine .

aisément.

Le ch.

Tu auras la victoire, si tu cries plus haut que lui ; et si tu peux le vaincre en effronterie, le prix (q) est à nous.

Cl.

Je te soutiens que cet homme-là est un traitre, qui a fourni des friandises aux galères de nos ennemis du Péloponèse.

Le mar.

Et moi, je soutiens que celui-ci, étant allé au Prytanée (r) le ventre vide, en est sorti le ventre plein.

Dém.

Cela est vrai ; et ce qu'il y a à considérer, c'est qu'il a porté au dehors (s) , contre les défenses, pain, viande, et poisson.

Cl.

Vous mourrez tous deux tout à l'heure.

Le mar.

Je crierai trois fois plus fort que toi.

Cl.

Je t'étourdirai à force de brailler.

Le mar.

Et moi, je braillerai si haut, qu'on ne t'entendra point.

Cl.

Quand tu auras quelque charge à l'armée, je trouverai moyen de te perdre par mes calomnies.

Le mar.

Et moi, je te rosserai comme un chien.

Cl.

Je te rabattrai bien ton caquet.

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/ cligner

Le mar.

Et moi, je saurai bien te couper le chemin.

Cléon.

Regarde moi sans bressiller brésiller.

Le mar.

Oh ! Ho ! J'ai été nourri aux halles, aussi bien que toi.

Cléon.

Je te perdrai, si tu oses souffler.

Le mar.

Je te mordrai, si tu parles.

Cléon.

Eh ! Bien ! Je suis larron ; il est vrai ; ne l’es-tu pas aussi ?

Le mar.

Moi ? Jamais. J'en jure par le Mercure des halles ; et à la barbe même de ceux qui m'ont vu voler, je fais le serment que je n’ai rien pris.

Cléon.

Tu ne viens point au fait. Je vais déclarer au Prytanée que tu as des ventres de victimes dont n'as point payé la disme dîme.

Le ch.

Infame et scélérat que tu es ! Braillard déhonté ! Toute la terre est pleine de tes impudences ; l'assemblée, les rolles rôles , les bureaux, les tribunaux en retentissent ; toute la ville en est bouleversée ; tu l'as rendue sourde à force de crier, pendant que posé en sentinelle sur les rochers, comme ceux qui vont à la pêche des thons, tu interceptes ses revenus.

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93

Cléon.

Je vois bien ce que c'est ; et je vois bien où l'on me coud ce soulier-là.

Le mar.

Tu entends la matière de cuir, comme moi celle des boyaux. Tu vendais de méchantes semelles de bœuf aux gens de la campagne pour de bonnes. Les bonnes gens les trouvaient épaisses ; mais ils ne les avaient pas portées un jour, qu'elles s'allongeaient de deux palmes.

Dém.

Parbleu ! c'est un tour qu'il m'a fait à moi-même, et qui me rendit l'objet de la risée de mes amis et de tous ceux de mon quartier. Je n'étais pas aux Pergades, que je nageais dans mes souliers.

Le ch.

N'est-il pas vrai que par ton effronterie (et ce noble talent est la première partie de ceux qui veulent parler en public) s'est manifestée dès le commencement ! Que c'est elle qui t'a donné le courage de tirer le lait à ceux d'entre les étrangers que tu as vus les plus gras ? Le fils d' Hippodame , qui aime la ville, qui a donné sa maison du Pirée au public , pleure en voyant tes friponneries. A la fin il s'est élevé un homme plus scélérat que toi, dont je me réjouis, qui saura en faire cesser le cours. Le voilà qui paraît. La méchanceté, la hardiesse, l'adulation sont marquées sur son visage. O ! Toi, qui as été nourri où sont élevés les braves gens, s'il y en a, fais nous voir que la bonne éducation ne sert pas d'un clou.

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94

Le mar.

Vous allez voir, messieurs, quel bon citoyen je suis.

Cléon.

Me laisseras-tu parler ?

Le mar.

Puisque je ne vaux rien, non plus que toi, je prétends avoir autant de droit de parler le premier.

Le ch.

Et si cette raison ne l'emporte pas, tu peux ajouter que tu n'as pour ancêtres que des vauriens.

Cléon.

Tu ne me laisseras pas dire ?

Le mar.

Non, par Jupiter .

Cléon.

Et si, par Jupiter .

Le mar.

Non, par Neptune .

Cléon.

Ouf ! J'en crèverai.

Le mar.

Tant mieux ; mais je ne te laisserai pas dire, pour cela.

Le ch.

Laisse-le crever, de par tous les Dieux.

Cléon.

Qu'est-ce qui te donne la hardiesse de parler à ma barbe ?

Le mar.

C'est que je sais parler, comme faire des sauces.

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95

/ je couperai la gorge

Cléon.

Toi parler ? Vraiment ! C'est bien ton fait ! Je crois que s'il te tombait entre les mains quelque affaire difficile, crue et indigeste, tu t'en tirerais en habile homme ! Veux-tu que je te dise ce qui en est ? Tu es comme beaucoup de petites gens, à qui s'il est arrivé de dire deux mots en justice contre un voisin, sans faire de faute, ils ne répètent autre chose toute la nuit ; ils le répètent tout seuls, le jour, en marchant dans les rues, même en buvant de l'eau ; ils en rompent la tête à leurs amis. Tu penses, comme eux, être capable de parler en public. Que je te plains, pauvre insensé !

Le mar.

Et qu'as-tu bu, toi, pour avoir mis la ville dans l'état où elle est ? Faudra-t-il donc que tout le monde se taise, et qu'il n'y ait que toi à parler ?

Cléon.

Tu prétends donc me faire préférer quelqu'un ! À moi, qui après avoir avalé un bon plat de thon, et bu par-dessus une bouteille d'excellent vin pur, envoie faire faire tous les généraux de Pyle ?

Le mar.

Et moi, après avoir enfourné de broc en bouque un ventre de bœuf avec des tripes de cochon, et après avoir humé par dessus tout le brouet, je langueierai les rhéteurs sans m'être lavé les mains, et je troublerai Nicias .

Le ch.

Je trouve que tu n'as point mal dit. Une seule chose me déplaît ; c'est que tu veux humer la sauce tout seul. Mais il n'est pas question

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96

(t) Poisson vorace dont on prenait grande quantité à Milet, à cause d'un étang d'eau douce où la mer entrait.

(u) Il n'y a pas de sens à cet endroit ; mais le poète fait parler un homme qui extravague.

de ce qu'on mange. Quand tu mangerais tous les labraces (t) de Milet ; pour avoir avalé ces poissons, tu ne serais pas pour cela maître des Milésiens.

Le mar.

Je mangerai donc des jambons (u) ; et puis j’achèterai des mines pour y envoyer travailler mes ennemis .

Cléon.

Et moi, faisant irruption dans le conseil, j'emploierai la violence pour y mettre tout sans dessus dessous.

Le mar.

Et moi je te farfouillerai le cul, comme le boyau où j'entonne du sang et des épices.

Cléon.

Et moi, je t'arracherai dehors tout courbé, en te tirant par le derrière.

Le ch.

Par Neptune ! C'est une injure que tu me feras à moi-même, si tu la fais à celui-ci.

Cléon.

Je te mettrai aux entraves.

Le mar.

Je te convaincrai de lacheté.

Cléon.

Je te corroierai la peau sur un banc.

Le mar.

Et de la tienne, sac à larcin, j'en ferai une outre.

Cléon.

J’étendrai la tienne à terre avec des piquets.

Le mar.

Et de la tienne, j'en ferai des rognures.

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97

(v) Cratin était un assez bon poète comique avant Aristophane ; mais il était ivrogne et pissait dans les peaux de moutons dont ses habits étaient formés.

(x) Aristophane dit dans les Grenouilles, que le crime le plus sévèrement puni aux enfers était d'avoir perdu le temps à écrire les tragédies de ce poète.

Cléon.

Je t'arracherai les sourcils.

Le mar.

Je te couperai la gorge.

Dém.

Il faut lui mettre un baillon à la gueule, et lui tirer la langue, pour voir s'il est ladre1. Elle est certainement plus chaude que le feu, et les discours qu'elle produit sont d'une effronterie insupportable. Courage. Donne lui la torture comme il faut, puisque tu le tiens par le milieu du corps. Je le connais ; c'est le plus grand lâche de la terre, et tu le trouveras tel, pour peu que tu le serres.

Le mar.

Cependant, tout lâche qu'il était, il voulait passer pour brave, en moissonnant les champs d'autrui. Et les épis qu'il en a enlevés, les épis de Sphactéries , il les faisait sécher pour les vendre.

Cléon.

Je ne vous crains point, tant pendant que le conseil subsistera, et que le peuple sottement assis nous présentera sa face baillante.

Le ch.

Comme il persévère dans ses intolérances, sans changer de couleur !

Cléon.

Si je ne te hais, que je puisse devenir une des robes fourrées de l'ivrogne Cratin (v) , et que je puisse apprendre par cœur les tragédies de Morsime (x) .

Le ch.

O ! le plus avide de présents que l'on ait jamais

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(y) Tiré d'une pièce de Simonide , appelée : les Chariots, Quadrijugae

(z) Goûter les tripes sacrées était la manière de participer religieusement aux sacrifices. Il est fait mention de cette viscération dans le texte grec des Machabées, et l'interprète latin s'y est trompé. 2. Mac. 7. 42.

vu ! Que te reste-t-il, après avoir surpris le morceau que d'autres allaient avaler, que de boire pour calmer les ennuis où tu te trouves maintenant ? Chante donc cette chanson de Simonide (y) : bois, bois sur tes malheurs !

Cléon.

Vous pensez donc me surpasser en en effronterie  ! O ! par Neptune , si cela arrive, que je puisse ne goûter (z) jamais aux tripes sacrées du Jupiter des halles .

Le mar.

Et moi je jure par les chiquenaudes et les croquignoles fréquentes, et les coups que que j’ai reçus à la cuisine dès mon enfance, que je serai plus effronté que toi. Ce serait donc en vain que nourri de pain et de son, je serais parvenu à l’âge que j'ai.

Cléon.

Nourri de pain et de son ! Malheureux et tu oses, après avoir été élevé comme un chien, t'attaquer à moi, qui ai la tête d'un de chien

Le mar.

Je mangeais aussi de la viande. Et voici comme étant petit, je la dérobais aux cuisiniers. Je leur disais : enfants ! Voici le printemps  ; voyez les hirondelles. Ils levaient la tête, et je faisais adroitement mon coup, pendant qu'ils regardaient.

Le ch.

Que c'était finement fait !

Le mar.

On ne s'en apercevait point ; ou si l'on prenait garde à ce qui manquait, je cachais la viande

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99

(a) Colonie de Corinthe, alliée des Athéniens.

sous mes bourses, et je jurais hardiment que je n'avais rien pris. En sorte qu'un rhéteur des plus considérables me voyant un jour en user de la sorte, ne put s'empêcher de dire : voilà un enfant qui a de trop belles dispositions, pour ne pas gouverner le peuple un jour.

Le ch.

Il devinait juste ; car quelles plus heureuses dispositions, que de savoir jurer à faux, et d'avoir le cul garni de viande ?

Cléon.

Je saurai bien mettre un frein à ta hardiesse, et à la tienne aussi ( à Démosthène ) lorsque vous me verrez sortir avec un appareil magnifique ; lorsque vous me verrez, tout assis que je serai, mêler la terre et la mer à mon gré, sans raison.

Le mar.

Et moi, saisissant les boudins, je me mettrai à la merci des flots, et me moquerai de toi.

Dém.

Et moi, si le vaisseau se disloque, je me tiendrai auprès de la pompe.

Cléon.

En vain, par Cérès , voudras-tu m'échapper, toi qui as dérobé tant de talents aux Athéniens.

Le ch.

Prends garde ; lâche la corde ; il pue la méchanceté et la calomnie.

Le mar.

Et toi, nous savons que tu as volé dix talents à Potidée (a) .

Cléon.

Eh ! Bien, veux-tu en avoir un, et te taire ?

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100

(b) Voyez Thucydide , L.1

(c) Myrrhine ; le poète met Byrsine pour faire allusion aux mœurs de Cléon , car Byrsê4 est un cuir.

Le ch.

Cet homme le prendra de bon cœur, et lâchera le cordage pour céder au vent.

Le mar.

N'ayez pas peur ; le vent diminue.

Cléon.

Je te susciterai quatre accusations de cent1 talents.

Le mar.

Et à toi je te ferai vingt procès pour n’avoir pas été à la guerre ; et plus de mille pour avoir volé.

Cléon.

Je dirai que tu as été l'un de ceux qui ont profané (b) le temple de la déesse.

Le mar.

Et moi je dirai que ton grand-père était un des satellites.......

Cléon.

De qui ? Je te prie.

Le mar.

De la mère d' Hippias et d' Hipparque (c) , femme de Pisistrate .

Cléon.

Tu ne sais ce que tu dis.

Le mar.

Tu ne vaux rien.

Le ch.

Frappe hardiment.

Cléon.

Ahi ! Ahi ! Les conjurés me battent.

Le ch.

Donne, frappe fort sur le ventre et partout.

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101

O  ! le plus brave de tous les hommes, que les Dieux ont suscité pour être le salut de la Ville ! Comme tu as dompté cet homme insolent par tes discours ! Comment te louerons nous autant que le mérite le plaisir que tu nous as fait ?

Cléon.

Par Cérès ! Je m'étais bien défié de tout ceci. Je savais bien ce qui se pratiquait.

Le ch.

Tout ce que tu dis, et rien, c'est la même chose.

Le mar.

Et moi, je sais ce que tu pratiquais à Argos, sous prétexte de rendre les Argiens nos amis. Tu t'y es abouché avec les Lacédémoniens au sujet des captifs de Sphactérie . Je vois que l'on applaudit à mon discours ; c'est pourquoi, tu n'as que faire de me donner ni or ni argent, ni de m'envoyer tes amis ; tu ne m'empêcheras pas de le dire aux Athéniens.

Cléon.

Je m'en vais tout à l'heure au Conseil, et j'y révélerai toutes vos conspirations, vos assemblées de nuit, vos liaisons avec les mèdes et leur Roi, et tout ce fromage de sédition qui se fait en Béotie.

Le mar.

À propos ; combien le vend-on présentement, le fromage de Béotie ?

Cléon.

Par Hercule ! Je t'étendrai comme une peau.

Le ch.

Et toi, que feras-tu ? Toi qui savais si bien cacher la viande dérobée sous tes bourses. N'aurais-tu

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102

C'est le chœur des chevaliers qui parle. 

pas le courage de courir et voler au conseil où celui-ci se dispose à nous calomnier tous en criant de toute sa force ?

Le mar.

J'y cours, et je laisse ici boudins, tripes et couteaux.

Le ch.

Frotte toi le cou de cette graisse, afin que que tu puisses échapper à ses calomnies.

Le mar.

C'est bien dit ; c'est ainsi qu'on frotte les lutteurs.

Le ch.

Avale cela.

Le mar.

Pourquoi donc ?

Le ch.

C'est afin que tu combattes avec plus de courage comme les coqs à qui on fait avaler de l’ail. Dépêche toi.

Le mar.

J'y cours.

Le ch.

Souviens toi de mordre, de calomnier, d’emporter la pièce ; et ne reviens qu'après lui avoir mangé la crête. Marche gaîement ; et puisses-tu réussir selon nos désirs. Que le Jupiter des halles daigne te conserver. Reviens victorieux et couvert de couronnes. Et vous messieurs dont l’esprit est si éclairé, prêtez-nous un moment d'attention.

Anapestes, ou digression.

Si quelqu'un des anciens auteurs de comédie nous avait voulu forcer à réciter des vers sur

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(d) Typhon , géant, fils de la terre .

/ deux vers ont été omis par le traducteur

le théâtre ; il ne l'aurait pas facilement obtenu. Mais notre poète a mérité que nous fissions pour lui ce que nous n'eussions pas fait pour les autres, parce qu'il hait les mêmes gens que nous haïssons, et qu'il a le courage d'attaquer de dire ce qui est juste, d'attaquer les Typhons (d) , maudites productions de la terre, et de s'opposer aux plus impétueux tourbillons. Quant à ce que plusieurs d'entre vous sont surpris, et veulent savoir pourquoi il a tant tardé à demander la troupe ; il nous a chargés de vous dire que ce n'est point par bêtises qu'il a différé jusqu'ici, mais parce qu'il a été persuadé qu'il est très difficile de traiter des matières comiques, et qui de tous ceux qui l'ont tenté, l'on en voit très peu qui aient réussi. Il y a longtemps qu'il a observé que vous êtes sujets au changement comme les oiseaux de passage, et que vous abandonnez les meilleurs poètes dès que vous les voyez vieux. Par exemple, Magnès qui a tant de fois remporté de si glorieux avantages sur ses concurrents, en vous donnant : ses Joueuses de Lyre , ses Oiseaux, ses Lydiens, ses Chauves, ses Grenouilles ; ce poète si applaudi pendant qu'il était jeune (et qui ne plairait pas dans la jeunesse ?) a été chassé quand il est devenu vieux, sous prétexte qu'il ignorait l'art de railler. Cratin , dont le style coulait autrefois avec tant d'applaudissements par des plaines unies, et emportait avec soi les chènes et les platanes arrachés de leur place, et déracinait tous ses adversaires ; Cratin qui avait tant de vogue, qu'il ne se chantait rien dans un repas qui ne fût tiré de ses poésies ; / vous le voyez présentement

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(e) Il avait remporté plusieurs fois le prix aux jeux olympiques ; mais il était gueux et ivrogne et n'avait pour tout bien qu'une couronne d'olivier.

( à onze) ?

qui ne sait plus ce qu'il dit, et vous n’en avez pas pitié. Ses ornements sont tombés, sa vigueur affaiblie ; son harmonie est tombée démontée   ; il est devenu vieux, et nous le voyons errer comme le fameux joueur de flûte (e) Connas , orné d’une couronne sèche et mourant de soif, lui devrait, en considération de tant de victoires remportées, boire au Prytanée et assister aux spectacles tout parfumé et placé auprès de la statue de Bacchus . Cratès , autrefois acteur de Cratin et puis auteur en chef de petites pièces , quelles injures n'a-t-il pas reçues de vous, après vous avoir régalés à peu de frais tant de jolies pensées qui sortaient de sa bouche qui sentait le chou remâché ? Nous l’avons vu tantot debout, tantot par terre. Tous ces exemples ont fait peur notre poète, qui s'est tenu longtemps dans le silence, en disant en lui-même qu'il faut être rameur avant que de prétendre tenir le gouvernail ; qu'il faut, après avoir ramé, avoir tenu son rang à la proue et observé les vents ; en suite de quoi l'on peut s'exposer à gouverner le vaisseau. N'est-ce pas prudemment imaginé et sagement dit ? Faites donc en son honneur bondir en l'air la rosée des flots, et faites avancer la galères d'onze rames. Battez des mains en signe d'applaudissement, afin que le poète s'en aille avec la satisfaction d'avoir eu le bonheur de vous plaire.

Invocation.

O ! Neptune , qui te plais à entendre le bruit des chevaux ferrés et leur hennissement,

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(f) Promontoire d' Eubée.

(g) Sur ce voile était représentée la victoire remportée sur le géant Encelade . On le portait en procession tous les quatre ans du Céramique à Eleusine.

(h) C'était peut-être lui qui avait fait accorder cette grace à Cléon .

à voir couper les flots ahuris aux galères qui coulent avec tant de légèreté ; et à considérer les courses des chariots des jeunes gens pleins d'une noble émulation, qui se ruinent à entretenir leur équipage ! Honore ce chœur de ta présence, O ! Toi qui portes un trident d'or ; qui gouvernes les dauphins du promontoire de Sounion Sunium. O ! fils de Saturne , qu'on révère au promontoire de Géreste (f) ; qui favorises l'illustre Phormion général de nos galères ; toi enfin que les Athéniens révèrent plus que tous les autres Dieux !

Transition.

Louons nos pères. Il n'y avait qu'eux qui fussent dignes de posséder cette terre et de garder le voile sacré (g) de Minerva . Dans toutes les batailles qui se sont données sur terre et sur la mer, ils ont toujours remporté l'avantage, à la gloire de cette ville. Aucun d'eux, voyant les ennemis, ne s'est arrêté à les compter ; ils ne pensaient qu'à se venger et à vaincre. Si dans la melée il arrivait à quelqu'un de tomber sur le dos, il s'essuyait l’épaule et disait : il est faux que je sois tombé ; et recommençait à se battre comme auparavant. On ne voyait en ce temps-là aucun général demander pour récompense à Cléoenète (h) d'être nourri au Prytanée. Maintenant on veut des distinctions et des pensions, et à moins de cela on dit que l'on ne combattra point. Pour nous, c'est notre sentiment, qu'on doit servir l'état et les Dieux du pays ; et si nous demandons quelque chose, c'est que si la

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/leur entendre ?

X

paix se fait un jour et que nos maux finissent, on ne nous envie point la bonne chère, et les parfums ajustements et les parfums.

Autre invocation.

O ! Pallas , patronne de cette ville ! O ! déesse qui protèges celui de tous les pays le plus sacré, le plus distingué par sa puissance, par ses vertus guerrières et par la poésie ! Viens, amène avec toi la victoire qui nous accompagne partout dans les expéditions et dans les combats ; La victoire amie de la danse, et qui prend notre parti contre nos ennemis. Daigne paraître ici ; car c'est de ta libéralité que nous attendons maintenant la victoire encore plus que jamais.

Autre digression.

Nous louerons nos chevaux, et ce ne sera pas sans sujet, puisqu'ils ont fait avec nous tant de belles actions dans les combats. Ce qu'ils font à terre leur est commun avec tous les autres, et c'est ce que nous n'en parlerons point. Mais ce qui fait notre admiration, est de les voir monter hardiment dans les vaisseaux de charge, de les voir faire provisions de tasses à la Lacédémonienne, d'ail et de noix ; de leur voir prendre la rame comme nous  ; de / dire en henninss hennissant aussi distinctement que nous : hippapé, avançons, enfoncez davantage, que faisons nous ? Que ne pousses-tu, toi qui es marqué à l' S ? A-t-on fait descente dans le pays de Corinthe ? On voit les plus jeunes creuser la tranchée avec les ongles et s'y faire leur place dans le sable, sans se soucier de litière. On les voit

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au lieu de fourrage de Médie, se repaitre des cancres qui osent sortir de la mer. En sorte que c'est avec raison que le poète Théore fait dire à Neptune par un cancre corinthien : cela est bien cruel, O ! dieu des flots ! Que je ne puisse, ni dans le sein de la mer, ni sur la terre, éviter les chevaliers.

Le chœur . Le marchand de boudins . Le ch.

O ! le plus aimable et le plus courageux de tous les hommes ! Quelles inquiétudes ne nous a pas données ton absence ! Mais puisque te voilà revenu sain et sauf, raconte nous comment les choses se sont passées.

Le mar.

Qu'ai-je à vous dire autre chose, sinon que j'ai gagné la victoire dans le Conseil ?

Le ch.

Il est juste, après cela, que chacun célèbre ton triomphe. O ! toi, qui as si bien dit et si bien fait ; raconte nous le tout bien au long. Il n'y a point de chemin, quelque enuyu ennuyeux qu'il fût, que nous ne fissions, pour entendre le récit d'une chose qui nous intéresse si fort. Parle donc et ne nous envie par le plaisir que nous fera ta narration.

Le mar.

En effet, ce qui s'est passé mérite bien qu'on le sache. J'ai suivi cet homme, et je l'ai trouvé qui tonnait et tempêtait contre les chevaliers, et les accusait de conspiration. Tout le conseil l'écoutait avec attention ; il persuadait ; les auditeurs avaient le regard menaçant et le front ridé. Quand j'ai vu

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/barreaux

X

que ses discours étaient reçus, et que le conseil se laissait séduire aux calomnies de ce scélérat, je me suis dit à moi-même : Où êtes vous, canailles que j'ai fréquentée, valets, avec qui j’ai vécu, halles où j'ai été élevé ? Ne me fournirez-vous pas la hardiesse et les discours dont j'ai maintenant besoin ? Pendant que je raisonnais ainsi, j'ai entendu péter à ma droite un joli homme. Je l'ai salué, et poussant les chanceaux avec le cul, je suis entré en criant : bonne nouvelle, Messieurs, bonne nouvelle ! Depuis que nous avons la guerre, on n'avait encore vu les merlans à si bon marché, qu’ils le sont. Aussitôt vous eussiez vu la sérénité revenir sur tous les visages. On me couronne pour me récompenser d'une nouvelle si agréable. Et moi, de mon côté, ayant trouvé le moyen tout d'un coup, de leur faire trouver beaucoup de merlans pour une obole, je leur dis comme un grand secret qu’ils n'avaient qu'à faire des provisions de plats et enlever tout ce qu'il y en avait chez les potiers. On battait des mains, et l’on me regardait, la bouche ouverte, en signe d’admiration. Le Paphlagonien s'en étant aperçu ; et faisant réflexion à ce qui était du goût du Conseil, ouvrit cet avis : Je crois, Messieurs, qu'on devrait, pour marquer la reconnaissance que nous avons d'une faveur si grande, sacrifier à la déesse cent bœufs. Le conseil en fut d'accord, et se tourna vers le Paphlagonien . Pour lors, me voyant, pour ainsi dire, accablé de fumier

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(i) Petite écrevisse de mer qui a des très grandes barbes d'où vient peut-être que les grecs les ont appelées τρίχιδες. En Normandie, où l'on change le ch en k, au lieu de chevrettes on les appelle kevrettes, et par métathèse crevettes.2

de bœuf, je lui ai rendu bravement le change, en disant qu'il fallait sacrifier deux cents bœufs à Diane , et mille chèvres, si l'on pouvait avoir un millier de (i) chevrettes pour une obole. Le conseil à ces mots se tourna de mon côté. Le Paphlagonien au désespoir, bat l'air inutilement inutilement ; les Prytanes et les archers l'enlèvent de l'assemblée. Il n'était plus question au conseil que de merlans et de chevrettes. Cet homme avait beau supplier qu'on demeurât un peu pour entendre ce que voulait dire le hérault des Lacédémoniens, qui était venu pour parler de trèves ; tout le monde répond d'une même voix : des trèves à présent ? Oh ! Vraiment, c'est bien le temps, maintenant que les merlans sont à bon marché ! Guerre, guerre, et qu'on ne parle point de trève. On a fait sortir les Prytanes, et chacun s'est mis à sauter par-dessus les bancs pour s'en aller.... Je me suis échappé au plus vite, et ayant acheté tout ce qu'il y avait d'ail et de coriandre au marché, j'en ai fait une sauce aux merlans, que j'ai donnée pour rien à tous ceux qui en ont voulu. Enfin je puis me vanter de m'être rendu maître du conseil pour une obole de coriandre.

Le ch.

Tu as eu du bonheur ; mais prends garde à la suite. Ton adversaire ne manquera pas d'inventer quelque artifice, de machiner contre toi, et d'user de ses fraudes et de ses tromperies ordinaires. Pense à te bien défendre ; et du reste, tu n' éprouveras notre

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secours dans l'occasion.

Le mar.

Le voilà qui s'avance, le Paphlagonien   ; les flots roulent devant lui. Je le vois qui brouille et qui bouleverse tout. Vous diriez qu'il va m'avaler. Quel masque d’effronterie.

Cléon . Le marchand de boudin . Cléon.

Si je ne te fais périr par mes faussetés ordinaires, que je puisse périr moi-même.

Le mar.

Je me ris de tes menaces et de tes orgueilleuses fanfaronnades. Je les siffle, et je me donne du talon dans les fesses.

Cléon.

Que je puisse, par Cérès , cesser de vivre, si je ne te mange tout entier.

Le mar.

Et moi, que je puisse crever, si je ne te bois, si je ne te hume.

Cléon.

Je te ferai périr, j'en jure par la première place que l'affaire de Pyle m'a fait obtenir.

Le mar.

Et moi, je ferai en sorte que de cette première place tu passeras à la dernière.

Cléon.

Par le ciel, je te ferai lier sur le bois.

Le mar.

Il est colère. Que lui donnerais-je bien à manger  ? Mais je n'ai point de nappe ; il faudra

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X

servir sur une gibecière.

Cléon.

Je t'arracherai les entrailles avec les ongles.

Le mar.

Et moi, je t'ôterai, en grattant, tous les vivres qu'on te donne au Prytanée.

Cléon.

Je te trainerai devant le peuple, qui me vengera de toi, en te punissant.

Le mar.

Je saurai t'y trainer aussi, et te surpasser en faussetés et en calomnies.

Cléon.

Mais sais-tu, coquin, que tu ne lui persuaderas rien ; au lieu que je m'en moque et que je le tourne comme je veux ?

Le mar.

Tu t'imagines donc en être le maître ?

Cléon.

Je sais l'appaiser l'apaiser et lui donner les ragoûts qu'il aime.

Le mar.

Tu fais apparemment comme les nourrices ; tu mâches la bouillie pour le bambin, mais tu ne lui mets guère dans le bec ; tu avales trois fois plus que lui !

Cléon.

Par Dieu , je suis tellement le maître du peuple, qu'il ne tient qu'à moi de le faire large ou étroit.

Le mar.

C'est un secret que mon cul n'ignore pas.

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112

Hé !

Cléon.

Ce ne sera pas comme au conseil, mon grand ami ; allons devant le peuple.

Le mar.

J'y consens. Marche, et que rien ne nous empêche.

Cléon.

Hau ! Peuple ! Sors, au nom de Jupiter , sors, mon père.

Le mar.

Montre toi dehors, mon cher petit peuple.

Le peuple, et les acteurs précédents. Le peu.

Quelles voix est-ce que j'entends ? Ne vous retirerez-vous pas d'auprès de ma porte ? Vous me rompez tous mes festons sacrés.

Cléon.

Sors, je t'en conjure ; et vois ce que je souffre injustement.

Le peu.

Quelle injure te fait-on, mon pauvre Paphlagonien ?

Cléon.

Je suis battu pour l'amour de toi ; par cet homme et par les jeunes gens de son parti.

Le peu.

Pourquoi cela ?

Cléon.

C'est parce que je te chéris, o ! peuple, c’est parce que je me suis déclaré ton amoureux.

Le peu.

Et toi, qui es-tu ?

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113

Le mar.

Je suis le rival de cet homme-là ; je t'aime, il y a longtemps, et je ne cherche, avec quantité d'honnêtes gens à mon parti, qu'à te faire du bien ; mais il ne nous est pas possible d'approcher de toi à cause de cet homme. Tu fais à peu près comme les jeunes enfants que l'on aime, les beaux hommes et les mieux faits sont rebutés, pendant que tu te livres aux chaudronniers, aux couturiers, aux savetiers, aux courroyeurs.

Cléon.

C'est que je fais du bien au peuple.

Le mar.

Apprends-nous comment tu fais, pour y réussir.

Cléon.

Comment ? C'est que, prévenant certain général de Pyle, et naviguant de ce coté-là, j'en ai amené des Lacédémoniens.

Le mar.

Et moi, me promenant tout autour de la cuisine, j'ai dérobé le pôt qu'un autre avait mis au feu.

Cléon.

Peuple ! Crois moi, fais tout à l'heure une assemblée générale, pour éprouver lequel de nous deux t'aime le plus ; et tu lui donneras toutes tes affections.

Le mar.

A la bonne heure ; juge nous, mais que ce ne soit point à l'assemblée générale de la place.

Le peu.

Je ne puis m'asseoir ailleurs, c'est la loi et la pratique.

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114

X

X

(k) Deux célèbres courtisanes.

Le mar.

Je suis perdu. Le vieillard est le meilleur homme du monde au logis, et entend raison ; mais il n’est pas plutot sur cette maudite place pierre , qu'il ouvre la bouche sottement, comme ceux qui jouent aux figues à gobe en gueule.

Le chœur . Cléon . Le marchand de boudins . Le peuple. Le ch.

Il est question maintenant de remuer tous les cordages et de faire une belle manœuvre. Il faut s’animer, et s'armer de discours à quoi l’adversaire ne puisse parer ; car c'est un rusé coquin, qui sait trouver des expédients faciles dans les affaires qui paraissent plongées dans l'impossibilité. De plus, il ne faut rien épargner pour gagner le bonhomme et passer pour magnifique et libéral. Prends garde de te laisser prévenir. Fais briller la proue, et avance ton vaisseau, avant que celui de l'ennemi ait pu le joindre.

Cléon.

Je prie madame Minerve , la Déesse qui veut bien prendre soin de cette ville ; que si l'on juge que j'aie pour le peuple des Athéniens les meilleurs sentiments, que je puisse, sans rien faire, non plus qu'à présent, souper au Prytanée avec Lysiclès le marchand de moutons, et ces vertueuses dames Cyna (k) et Salabacca . Mais, si je te hais, si je ne te donne pas tous mes soins avec chaleur, je consens de périr, d'être scié en deux, et d'avoir toute la peau taillée en aiguillettes.

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X

(l) Bataille sur mer, où les généraux de Xerxès furent vaincus par les Athéniens.

Le mar.

Et moi, o ! peuple, si je ne te chéris pas avec passion , je consens d'être haché menu comme un ragoût ; avec de l'ail et du fromage, et d'être traîné au Céramique par les testicules avec une fourchette.

Cléon.

Et quel est le citoyen, Monseigneur peuple, qui ait jamais témoigné pour toi plus de zèle, que moi ? Car premièrement, à quoi tendaient tous mes conseils, si non à faire voir au public une abondance de toutes sortes de biens ? C'est pour cela que je tourne tourmentais les uns, que j'étranglais les autres, que je prenais, que je demandais, que je ne ménageais enfin aucun particulier, pourvu que je pusse parvenir à l'honneur de tes bonnes graces.

Le mar.

Il n'y a rien à cela de si merveilleux, que je n'en fisse autant. Je volerai aussi bien que lui le pain des autres, pour le finir devant toi. Mais je veux montrer que ce n'est point par amitié pour toi qu'il te flatte, mais pour avoir occasion de se chauffer à ton brasier. Ne le vois-tu pas qui te laisse assis sur la pierre nue, toi qui as combattu les Mèdes à Marathon, qui as défendu le pays si généreusement, et qui par ta victoire nous a donné lieu de parler de nos avantages avec fierté ? Je fais bien mieux ; je t'apporte cet oreiller. Lève-toi, mets cela sous toi, et repose mollement ces glorieuses fesses que les fatigues du combat de Salamine (l) ont annoblies.

Le peu.

Homme ! Qui es-tu ? N'es-tu point des descendants

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(m) Pendant la guerre du Péloponèse, les Athéniens avaient abandonné la campagne et étaient tous logés les uns sur les autres à Athènes.

(n) Cependant Arqueptolème n'eut aucune part à la trève d'un an qu'il y eut du temps de Cléon .

X

du fameux Harmodius ? Cette action est est d’un homme généreux, et d'un bon citoyen, qui aime sa patrie.

Cléon.

Je veux perdre la tête, s'il y eut jamais personne qui ait pris avec plus de chaleur que moi les intérêts du peuple, et qui lui ait témoigné plus de passion.

Le mar.

Oses-tu te vanter de l'aimer, toi qui souffres qu’il soit logé depuis huit ans dans de misérables tonneaux (m) , dans des nids à vers, dans des guérites  ? Toi qui le tiens serré ? Toi qui as chassé Arqueptolème (n) lorsqu'il apportait la paix ? Toi qui as chassé à coups de pied au cul les ambassadeurs qui venaient demander la trève ?

Cléon.

Je ne l'ai fait, qu'afin que le peuple eût l’empire de toute la Grèce. Il est porté dans les oracles, pourvu qu'il patiente, sa domination s'étendra jusques sur l' Arcadie ; et qu'alors ; au lieu de trois oboles qu'on lui donne par jour pour assister aux jugements, il y en aura cinq. En attendant, j’ai soin de le nourrir, et de trouver par toutes sortes de voies, légitimes ou autres, le moyen de lui fournir les trois oboles.

Le mar. Cléon.

Ce n'est par Dieu pas ce qui t'embarrasse, que le soin d'augmenter son empire ; tu ne l'entretiens dans la guerre, que pour avoir lieu de voler et de recevoir des villes. Tu te sers de nos troubles comme d'un brouillard épais, dont tu offusques les yeux du peuple, de peur qu'il ne voie tes friponneries ; et tu ne le tiens dans l’indigence

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(o) Parodie de quelque endroit d' Euripide .

qu'afin que la nécessité le rende dépendant. Mais s'il peut jamais goûter en paix les plaisirs innocents de la campagne, et savoir par expérience la satisfaction qu'il y a à faire la moisson, à cueillir les olives, et à fouler le raisin ; il verra de quels avantages tu l'as privé si longtemps ; et alors il n'y aura point de laboureur qui ne sollicite ta condamnation. C'est ce que tu appréhendes ; et voilà la source de toutes tes tromperies.

Cléon.

N'est-il pas étrange qu'on me calomnie de la sorte auprès des Athéniens et du peuple, moi qui, par Cérès , leur ai fait plus de bien que ne leur en fit jamais Thémistocle !

Le mar.

O ! ville d' Argos ! (o) Entendez-vous ce qu'il dit ? Tu oses te comparer à Thémistocle , lui qui ayant trouvé cette ville pauvre, l'a laissée riche ? Lui qui a su joindre le Pirée à la Ville, pour la rendre plus considérable ? Lui, qui sans lui rien faire perdre de ses anciens avantages, lui en a procuré de nouveaux ? Et toi, au contraire, tu n'as cherché qu'à rendre Athènes petite, de grande qu'elle était. Tu as détruit les murs que Thémistocle a batis ; et tu oses te comparer à lui ? Tu vaux beaucoup mieux sans doute ; car il fut exilé ; au lieu que tu jouis de ce qu'il y a de plus beau et de meilleur dans le pays.

Cléon.

Ne suis-je pas à plaindre, O ! peuple ! Que l'amour que j'ai pour toi m'attire des discours aussi outrageux que ceux-là ?

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effeuiller

(p) Ville de l' ile de Lesbos qui, au commencement de la guerre du Péloponnèse, tenait le parti des Athéniens. Mais, s'étant ensuite révoltée, elle fut ensuite assiégée et prise par Paquès , qui envoya demander à Athènes ce que l'on ferait des prisonniers. L'avis de Cléon fut qu'il fallait faire mourir les femmes et les enfants et ruiner la ville. On fit passer une galère pour porter ces ordres à Paquès ; mais le lendemain on changea d'avis à la persuasion de Diodote fils d' Eucrate , et malgré Cléon , l'on envoya des ordres contraires. Le poète veut peut-être reprocher à Cléon d'avoir reçu de l'argent de Paquès pour donner cet avis cruel.

(q) Grec : les côtes si fortes. Cela revient au latera firma , vocem sonoram de Cicéron quand il décrit les qualités extérieures de l'orateur.

Le peuple.

Tais-toi, et ne me fatigue point par tes plaintes inutiles. Je m'aperçois qu’il y a longtemps, que tu ne vas pas droit.

Le mar.

C'est un scélérat, mon petit peuple mignon, qui pendant que tu t'amuses à grabeler les procès, à effeuilleter les laitues, en avaler le cœur et de ses deux mains arrache la mie du pain dont il ne te laisse que la croûte.

Cléon.

Tu ne gagneras rien par tous tes discours ; je ferai voir que tu as dérobé trente mille …….

Le mar.

À quoi sert tout le bruit que fait, en battant l’air ce scélérat si coupable envers le peuple d’ Athènes ? Je ferai voir, par Cérès , où je veux perdre la vie, que je sais bien de qui tu as reçu plus de quarante mines, pour faire périr ceux de Mitylène (p) s'il n'avait tenu qu'à toi.

Le ch.

O ! toi, qui de tous les hommes te montre aujourd'hui le plus secourable ! Je porte envie au talent que tu as de parler avec hardiesse. Courage ; tu vas devenir le plus grand des Grecs, et le seul digne de gouverner la ville  ; on te donnera même le trident pour commander les alliés, et armé de ce sceptre redoutable, tu remueras et brouilleras tout, et feras mille belles choses. Ne lâche point prise ; tu ne peux manquer de venir à bout de ton adversaire, puisque tu as la voix (q) si

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forte.

Cléon.

Vous vous trompez, mes beaux Messieurs ; et par Neptune , il n'en sera pas ainsi. Je tiens tout prets des ressorts, qui, quand il me plaira de les faire agir, fermeront la bouche à tous mes ennemis, ; ou les boucliers que l'on a gagnés à Pyle me manqueront au besoin.

Le mar.

Je t'arrête sur les boucliers ; tu me donnes belle prise. Il ne fallait pas y laisser les courroies, à dessein, quand tu les as déposées au temple. Et c'est ici, Peuple, ce qui mérite ton attention. Ce n'est qu'à mauvais dessein que cet homme a laissé, contre la coutume, les courroies à ces boucliers, afin que si le sénat voulait un jour le punir, on ne pût en venir à bout. Voyez quelle troupe de jeunes marchands de cuir l'environne, suivis de vendeurs de miel et de fromage. Tout cela ne fait qu'un corps, qui suit les impressions qu'il veut lui donner ; et s'il arrive un jour que tu t'irrites, et le menaces d' d'exil, tout aussitot ce corps redoutable enlèvera, la nuit, ses boucliers, et il s'en servira pour couper tous les convois et affamer la ville.

Le peu.

Hélas ! Est-il possible qu'on ait laissé les courrois courroies à ces boucliers ? Dis moi, malheureux, comment as-tu su me tromper si longtemps ?

Cléon.

Ne crois point ce qu'il te dit, je t'en conjure, et persuade-toi que tu ne trouveras jamais d'homme plus attaché que moi à tes intérêts ; moi qui ai toujours déconcerté toutes ces conspirations, moi qui ai toujours découvert tous les desseins de tes

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(r) Catamite fameux que Cléon fit mourir.

ennemis, et qui ai aussitôt crié sur eux.

Le mar.

Tu faisais comme ceux qui pêchent les anguilles : ils ne prennent rien quand l'eau est tranquille ; mais quand l'eau se trouble et que tout se brouille sens dessus dessous, c'est alors qu'ils font leurs bons coups. C'est ainsi que tu trouvais ton profit à brouiller la ville. Dis moi seulement une chose ; toi qui vendais tant de cuirs, as-tu jamais fait présent au bonhomme d'une seule paire de semelles pour raccommoder ses gros souliers, toi qui te vantes de lui porter tant d'affection ?

Le peu.

Par Apollon , il ne m'a jamais fait ce plaisir là.

Le mar.

À cette marque tu peux donc connaître quel homme c'est que ce fripon. Et moi, je te fais présent de cette paire de gros souliers, que je t’ai achetée.

Le peu.

Cette action est sans doute d'un homme zélé pour le bien public et pour le soulagement particulier de mes orteils.

Cléon.

Est-il possible qu'une paire de souliers ait tant de pouvoir et qu'on oublie le service essentiel que j’ai rendu à l'état, en faisant mourir l'infâme (r) Grytte , et faisant cesser par son supplice le désordre des jeunes gens qui s'abandonnaient publiquement aux désordres les plus affreux  ?

Le mar.

Il importait fort que tu t’embarrasses de ce qu'ils faisaient de leur derrière ! Ce n'était peut-être que par envie, et pour empêcher qu’ils

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ne se fissent rhéteurs par le moyen de la science qu'on leur infusait . Et pendant ce temps là tu laissais ce bonhomme sans casque au milieu de l'hiver. En voilà une que je lui donne.

Le peu.

C'est de quoi Thémistocle même, ce grand homme, ne s'était jamais avisé. C'est pourtant une chose fort utile, selon moi, surtout pendant l'hiver.

Cléon.

Malheureux que je suis ! De quelles basses flatteries ne se sert-on pas pour me détruire ?

Le mar.

Je fais comme les ivrognes la nuit qui se lèvent pour aller faire leurs affaires, qui se servent de la pantoufle de leur voisin pour se torcher le cul ; j'emploie tes propres artifices contre toi-même.

Cléon.

Cependant tu ne me surpasses pas en flatterie. Voilà un habit que je lui mets sur le corps : en tiens-tu ?

Le peu.

Eh ! Fi ; va-t'en servir de pâture aux corbeaux ; cela sent le cuir pourri.

Le mar.

Il ne t'en a revêtu que pour t'étouffer. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il t'en veut. Te souvient-il de cette racine de Silphium qu'il fit vendre à bon marché ?

Le peu.

Il ne m'en souvient que trop.

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d'honoraires ? X

Le mar.

Il ne la mit à si bon marché, qu'afin que tout le monde en mangeât, et que vous vous empoisonnassiez tous les uns les autres, dans l'assemblée , en pétant.

Le peu.

Par Neptune ! Un certain homme de merde me fit faire cette remarque.

Le mar.

Vous étiez tous rouges, par les efforts que vous faisiez pour lâcher du vent ; et c'était sans doute un mauvais tour que l'on vous avait joué.

Cléon.

Par quelles sottes plaisanteries tu prétends me décrier !

Le mar.

C'est que la déesse m'ordonne de te sur passer monter en turlupinades.

Cléon.

Tu n'en viendras pas à bout. Je déclare, peuple, que sans que tu te donnes la peine de rien faire , je te fournirai un plein plat de loyer à humer.

Le mar.

Et moi, je te donne un petit vaisseau plein d'onguent pour te frotter le devant des jambes, quand tu y auras des pustules.

Cléon.

Je veux t'arracher les cheveux blancs, pour te rajeunir.

Le mar.

Voilà une queue de lièvre pour t'essuyer les yeux.

Cléon.

Quand tu te moucheras, mon cher bonhomme, essuie-toi les doigts à mes cheveux.

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Le mar.

C'est moi, c'est moi, qui veux te rendre ce service là.

Cléon.

Je te ferai armer une galère à tes dépens ; je t'en ferai donner une des plus vieilles, et je ferai en sorte que la voile sera toute pourrie.

Le ch.

Cet homme s'échauffe et le bouillon s'élève. Ôte le feu de dessous le pôt ; c'est le moyen d'apaiser ses menaces.

Cléon.

Je te punirai comme il faut et je te ferai écrire au rôle des plus riches.

Le mar.

Je ne ferai point de menaces ; mais je souhaite que dans le moment que tu auras mis à frire des poissons de vil prix, et que la poêle commencera à s'échauffer, le temps te presse d'aller gagner le talent que les Milésiens t'auront promis pour parler en public en leur faveur, et que te hâtant d'aller à l'assemblée, dont quelqu'un te viendra signifier l'heure, tu puisses t'étouffer en avalant ta fricassée.

Le ch.

Par Jupiter ! Par Apollon ! Et par Cérès ! On ne peut mieux dire.

Le peu.

Il me paraît que celui-ci est un bon citoyen, tel que de longtemps on n'en a eu la douzaine de pareils pour une obole. Pour toi, malheureux Paphlagonien , qui m'as fait peler l'oignon, pendant que tu faisais semblant de me vouloir

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(s) La graisse s'appelle démos qui signifie aussi peuple. On n'a pas pu trouver la même allusion en français. Les grecs se servaient de la feuille de figuier pour cuire plusieurs ragoûts ; entre autres, on y mettait un composé de farine de fromage et d’œufs. On liait cela avec une ficelle, et on mettait cela durcir au bouillon du pôt. Ensuite l'on ôtait la feuille de figuier, et on faisait cuire cette pâte dans le miel. Après quoi on la servait avec du miel frais.  

du bien, rends moi mon anneau, tu ne seras plus mon trésorier.

Cléon.

Le voilà. Mais sache que si tu m'ôtes la direction des affaires, il en viendra un autre qui les gouvernera plus mal que moi.

Le peu.

Il ne se peut pas que ce soit là mon anneau. Je n'y vois guère, ou je n'y reconnais point ce qui doit y être gravé.

Le mar.

Que je voie un peu. Qu'y avait-il ?

Le peu.

De la graisse (s) de bœuf cuite dans une feuille de figuier.

Le mar.

Il n'y a point ici de feuille.

Le peu.

Et quoi donc ?

Le mar.

Un goëland sur un rocher, qui ouvrant le bec semble haranguer le peuple.

Le peu.

Hélas !

Le mar.

Qu'est-ce ?

Le peu.

Ce n'était pas mon cachet qu'avait ce Paphlagonien ; c'était celui de Cléonyme . Reçois celui-ci de moi, et prends soin de mon trésor.

Cléon.

Non ; mon cher maître, je t'en conjure, ne me fais point un pareil affront, avant que d'avoir entendu mes oracles.

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(t) Roi de Thrace.

Le mar.

Je demande aussi qu'on entende les miens.

Cléon.

Si tu le crois, il te sucera jusqu'aux os.

Le mar.

Et si tu te laisses séduire à ce fripon ; il te dépouillera entièrement.

Cléon.

Mes oracles disent que, couronné de roses, tu dois régner sur toute la contrée.

Le mar.

Et les miens prédisent, que revêtu d'un manteau de pourpre éclatante, et monté sur un chariot d'or, tu dois mettre en fuite Smycithe (t) et Cyrus même.

Cléon.

Montre toi les tiens, afin qu'il en juge.

Le mar.

Je le veux.

Le peu.

Et toi, fais voir les tiens.

Cléon.

Les voilà.

Le mar.

Voici les nôtres.

Le peu.

Par Jupiter ! Il ne tiendra qu'à vous de nous les faire entendre.

Le ch.

O ! l'agréable jour que celui-ci, pour tous ceux qui vivent et pour tous ceux qui viendront après eux, si Cléon peut y périr ! J'entends quelques vieillards facheux, de ceux qui ont

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(u) Il y avait quatre modes dans la musique des anciens : le dorique, le lydien, le phrygien et le béotien. Cléon n'aimait que le dorique à cause de l'allusion à doron qui signifie présent, parce qu'il aimait lesprésents.

le cœur le plus à la chicane, qui disent que ce sera dommage ; car si ce n'eût été lui, et s’il ne fût devenu si puissant dans la République, on aurait perdu l'usage de deux meubles fort nécessaires, le pilon et la cuillère. Pour moi j’admire sa belle éducation de cochon. J'ai oui dire aux2 petits garçons qui allaient à l'école lui apprendre la musique et à jouer de la lyre, que sa Lyre ne pouvait s'accorder que sur le (u) mode dorique. Il n'en voulut jamais apprendre d’autre et il chassa le maître avec colère parce qu’il voulait le mettre sur un autre mode. Le pauvre enfant n'aimait que le dorien.

Cléon.

Voyez, regardez. Encore ne les ai-je pas tous apportés.

Le peu.

Qu'est-ce là ?

Cléon.

Des oracles.

Le peu.

Tout cela ?

Cléon.

Tu t'étonnes ? Eh ! Par Jupiter , j'en ai un coffre tout plein.

Le mar.

Et moi, tout un grenier, avec deux cabinets.

Le peu.

Montre que je le voie. De qui sont ces oracles ?

Cléon.

Les miens sont de Bacis .

Le peu.

Et les tiens ?

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(x) Nom forgé à plaisir, pour rire. C'est ainsi qu'on appelle une espèce de poisson qui mange l'amorce, sans se prendre à l'hameçon.

(y) Il veut parler de ce fameux oracle donné aux Athéniens : εὔδαιμον πτολίεθρον Ἀθηναίης ἀγελείης, πολλὰ ἴδον καὶ πολλὰ πάθον καὶ πολλὰ μογησαν, αεἴτος ἐν νεφέλῃς γενήσεαι ἥματα πάντα.

Le mar.

Les miens sont de Glanis (x) , frère aimé de Bacis .

Le peu.

Et de quoi parlent-ils ?

Cléon.

Ils parlent d' Athènes, de Pyle, de toi, de moi, de toutes les affaires.

Le peu.

Et les tiens ?

Le mar.

Les miens parlent d' Athènes, de purée, de Lacédémone, de maquereaux frais, de ceux qui vendent la farine à fausse mesure, de toi, de moi, de toutes choses. En tiens-tu ?

Le peu.

Lisez les moi un peu, et surtout celui qui me regarde, qui me fait tant de plaisir ; celui qui dit que je serai (y) un aigle dans les nues.

Cléon.

Or écoute et prête attention à ce que je vais lire. « Prête l'oreille, o ! Erechtide, aux discours prophétiques qu' Apollon te prononce du fonds de son temple à travers les vénérables trépieds. Il t'ordonne de sauver le chien sacré à gueule armée de dents terribles, qui mordant et hurlant pour toi d'une manière épouvantable, a soin de te payer ; car je t'avertis que quantité de geais crieront après lui, par un effet de leur haine. »

Le peu.

Par Cérès , je n'entends point ce que cela veut dire. Qu'y a-t-il de commun entre Erechtée , des geais, et un chien ?

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X

Cléon.

Je suis le chien qui aboie pour toi ; et Apollon t'ordonne de me conserver, en te commandant de1 conserver le chien.

Le mar.

Ce n'est pas là le sens de l'oracle ; et si ce fripon est un chien, c'est un chien qui ronge les prophéties  ; car voici comme les véritables oracles parlent de cet animal enragé.

Le peu.

Récite les ; mais auparavant je vais ramasser cette pierre, de peur que cet oracle de chien ne me morde.

Le mar.

« Prends garde, o ! Erechtide, à ce méchant chien cerbère, aux inclinations basses et serviles, qui te flatte de la queue pendant que tu manges, et faisant semblant de te garder, mange ta viande pour peu que tu détournes les yeux de dessus la table ; et entrant furtivement dans la cuisine, la nuit lèche les plats et gobe les Iles. »

Le peu.

Par Neptune ! Glanis dit mieux que l’autre.

Cléon.

Écoute encore, et puis tu en jugeras. « Il est une femme qui engendrera un lion dans la sacrée Athènes et ce lion combattra pour le peuple comme un essaim de cousins, comme un lion qui défend ses petits. Aie soin de le conserver, en bâtissant autour de lui un mur de bois et des tours de fer. »

Le peu.

Sais-tu ce que cela veut dire ?

Le mar.

Par Apollon , je ne le devine pas.

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(z) Pour passer le cou, les mains, et les pieds.

Cléon.

Apollon t'ordonne clairement de conserver mes jours, parce que je fais auprès de toi l'office de ce lion.

Le peu.

Et comment ignorais-je qu'en toi je nourrissais un lion dans mon sein ?

Le mar.

Il me semble qu'il s'est condamné lui-même en rapportant cet oracle, qui t'ordonne de le refermer dans un mur de bois et de fer.

Le peu.

Comment cela ?

Le mar.

N'est-ce pas dire clairement qu'il faut l'enchaîner dans la machine à cinq trous ? (z)

Le peu.

Je suis d'avis d'obéir à l'oracle.

Cléon.

Ne te laisse pas aller à cette fausse interprétation, à la persuasion des envieuses corneilles qui croassent autour de moi ; mais chéris l'épervier, et souviens-toi qu'il t'a donné liés les petits corbeaux des Lacédémoniens.

Le mar.

Le Paphlagonien était ivre quand il fit cette entreprise. Prends-y garde, mal-avisé Cécropide, et n'estime pas cette action plus qu'elle ne vaut. La grande merveille ! La moindre femme portera bien un fardeau, pourvu qu'un homme la charge. Mais il se donnera bien de garde de ferrailler, car la seule vue des armes lui ferait salir ses chausses.

Cléon.

Mais entends-tu ce que veut dire ce fameux oracle : 

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(a) L'oracle entier était de cette sorte : Ἐστι πύλος πρὸ πύλοιο · πύλοςγε μὲν ἐστι καὶ ἄλλη.

(b) Il y a au grec : les cuves de cuivre du bain. Ces cuves s'appellent en grec πυέλας et le poète joue sur le mot πύλος. On a substitué en français un autre jeu de mots qui revient au sujet.

(d) Pour se moquer des interprétations extravagantes des oracles obscurs, le poète en donne ici une des plus ridicules, à un oracle qui n'a point de sens.

« Au lieu de Pyle il est un autre Pyle ». (a)

Le peu.

En effet ; que veut dire ce Pyle au lieu de Pyle.

Le mar.

Cela signifie qu'il volera les piles (b) de bois qui sont destinées à chauffer le bain.

Le peu.

Je ne me laverai donc point aujourd'hui.

Le mar.

C'est lui qui en est la cause, puisqu'il a dérobé les piles de bois. Mais voici un autre oracle qui regarde la marine, auquel il est nécessaire que l'on fasse attention.

Le peu.

J'écoute ; lis-le vite, et m'apprends où l'on trouvera de quoi payer les mariniers.

Le mar.

« Prends garde, fils d' Egée , à ce chien-singe, de peur qu'on ne te trompe. Défie-toi de ce chien traître qui mord sans aboyer, léger à la course ; plein de ruse et de malice. » Sais-tu ce que cela veut dire  ?

Le peu.

Ce chien-singe n'est-ce point Philostrate ?

Le mar.

Ce n'est pas là le sens de l'oracle. (d) C'est que ce maraud là te demandera de temps à autre des vaisseaux légers pour aller recueillir ses tributs. L’oracle te déft défend de les lui donner.

Le peu.

Est-ce que les galères sont des chiens-singe ?

Le mar.

Premièrement un chien et une galère vont fort vite.

Le peu.

Mais pourquoi, parlant de vaisseaux, ajouter singe

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(e) Pagnoterie : chaque soldat se fournissait de vivres pour trois jours   ; voilà la solde que cet homme dit qu'il fournira.

(f) Cyllene signifie Creuse.

à chien ?

Le mar.

On compare les soldats de l'armement à des singes, parce qu'ils font le dégât dans les vignes.

Le peu.

Soit. Mais où trouver la solde pour ces singes ?

Le mar.

J'en fournirai (e) pour trois jours. Mais écoute encore un autre oracle, par lequel le fils de Latone te commande de prendre garde à l'Île creuse (f) , de peur d'y être trompé.

Le peu.

Et quelle île creuse ?

Le mar.

C'est la main de ce maraud là, que Phébus a désignée pour cette expression ; car il la présente toujours creuse pour recevoir.

Cléon.

Tu l'expliques mal. Apollon n'a parlé là que de celle de Diopithe , qui est naturellement creuse, à cause qu'il est manchot. J'ai bien un autre oracle que tout cela ; il a des ailes celui-ci ; car il dit que tu deviendras un aigle, et que tu domineras sur toute la terre.

Le mar.

Et le mien dit : sur toute la terre et la mer rouge, et que tu jugeras dans Ecbatane, en suçant des confitures.

Cléon.

J'ai eu un songe de bon augure pour la république. J'ai vu la Déesse qui versait sur tout le peuple, avec un vaisseau à puiser de l'huile, la richesse et la santé.

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132

Le mar.

J'ai rêvé aussi. La Déesse venait de la ville, avec son hibou sur le casque, et je l'ai vue qui d'un même sac répandait de l'ambrosie sur ta tête, et de la saumure sur celui-ci.

Le peu.

Ah ! Que cela est beau ! Glanis était le plus sage de tous les hommes. Je m'abandonne à toi et je te confie le soin de ma vieillesse.

Cléon.

N'en fais rien, je t'en conjure. Attends, je te fournirai chaque jour ta provision d'orge.

Le peu.

Qu'on ne me parle plus d'orge. Théophane et toi, vous m'avez trop souvent abusé sur ce sujet.

Cléon.

Je te donnerai de la farine toute moulue.

Le mar.

Et moi, des gâteaux tout cuits, et du bouilli tout chaud ; tu n'auras qu'à manger.

Le peu.

Voyons donc comme vous en agirez. Je donnerai les rênes de l'état à celui qui me fera le plus de bien.

Le chœur . Le peuple. Le ch.

O ! peuple ! L'agréable empire que tu exerces ! Tous les hommes t'appréhendent comme un monarque absolu. Cependant on fait de toi tout ce qu'on veut, pourvu qu'on te flatte, et tu te réjouis, pendant qu'on te trompe. Tu écoutes la bouche ouverte, le premier qui te

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(g) Les Grecs, surtout les soldats, étaient soigneux de leurs cheveux. D'où vient qu' Homère les appelle καρηκομόοντας Ἀχαίους. Les cavaliers surtout avaient soin de leur chevelure. infr.......

veut haranguer. Mais ton esprit est bien loin, pendant que tes yeux sont encore sur l'orateur.

Le peu.

Il n'y a guère de sens sous ces beaux (g) cheveux, si vous croyez que je sois bête. Je fais le benêt à dessein, et je me plais à voir l'opinion que l'on a de mon peu d'esprit. Je vois fort bien qu'un surintendant me vole, et je le laisse s'engraisser. Ma Mais quand il est plein, je le prends et je le châtie.

Le ch.

Il y a bien de la prudence à en agir de la sorte. Tu nourris ces sortes de gens en public ; et puis, quand tu n'as rien de cuit, tu saisis les plus gras d'entr'eux, et tu en fais un bon repas.

Le peu.

Regardez si je ne me comporte pas finement à l'égard de ces marauds, qui croient me tromper. Je les regarde qui me volent, pendant qu'ils s'imaginent que je n'ai pas l'esprit de m'en apercevoir. Ensuite je les contrains à me rendre tout ce qu'ils m'ont pris, et je fouille jusqu'au fond du sac.

Cléon . Le marchand de boudins . Le peuple. Le chœur . Cléon.

Hors d'ici, à tous les mille........

Le mar.

Hors d'ici, toi-même, scélérat.

Cléon.

O ! peuple ! Il y a longtemps que je t'ai préparé quelque chose de bon, et que je suis dans l'impatience de bien te régaler.

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134

Le mar.

Et moi aussi, depuis bien longtemps, très longtemps, plus que très longtemps.

Le peu.

De mon côté, je vous attends et je vous déteste tous deux depuis mille fois plus que très longtemps.

Le mar.

Sais-tu ce que tu feras ?

Le peu.

Comment le saurai-je, si tu ne le dis ?

Le mar.

Fais comme aux courses publiques ; que nous partions tous deux de la barrière en même temps, afin que l'un n'ait pas d'avantages sur l'autre, dans la dispute que nous allons avoir à qui te fera plus de bien.

Le peu.

C'est sagement avisé. Partez.

Le mar.

Me voilà.

Le peu.

Courez donc.

Cléon.

Je ne me laisserai pas surpasser.

Le peu.

Certes je vais être heureux aujourd'hui ; mes amants vont me combler de biens.

Cléon.

Je commence le premier, en te présentant cet escabeau.

Le mar.

Il ne t'apporte point la table ; la voilà que je te présente.

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135

(*) On a changé quelque chose, pour rendre le jeu de mots du grec.

Cléon.

Voilà un petit gâteau pétri d'orge de Pyle.

Le mar.

Et moi, je te présente ces petits pains creux, faits de la propre main d'ivoire de la Déesse.

Le peu.

Elle avait les doigts bien gros, la bonne déesse.

Cléon.

Reçois cette purée de pois de Pyle. Elle est d'une couleur agréable et d'un goût merveilleux. C'est Pallas elle-même, victorieuse de Pyle, qui a pris soin de la faire cuire.

Le mar.

Peuple ! La Déesse prend manifestement soin de toi ; regarde cette marmite pleine de bouillon, qu'elle s'élève sur ta tête.

Le peu.

C'est pour nous marquer qu'elle protège la ville ; et cette marmite est un symbole du casque qu'elle porte pour notre défense.

Cléon.

Celle qui épouvante les armes ennemies te fait présent de ce gâteau.

Le mar.

Celle qui est née du cerveau de son père, te donne ce plat de bouilli, avec ces tripes, ce gras double, et ce ventre de mouton.

Le peu.

Elle montre, en le faisant, qu'elle me sait gré du voile que je lui ai consacré.

Cléon.

La Déesse qui porte une tête de Gorgone , veut que tu manges de ce craquelin (*) , pour

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136

(h) Minerve , née près du fleuve Triton en Lybie.

marquer que nous ferons craquer les vaisseaux des ennemis.

Le mar.

Prends ceci.

Le peu.

Et que ferai-je de cette marinade ?

Le mar.

La Déesse marque par là qu'elle a soin de la marine et des mariniers. Voilà aussi à boire trois parts d'eau, sur deux de vin.

Le peu.

O ! Dieux ! Qu'il est doux, et qu'il porte bien son eau !

Le mar.

C'est la Déesse (h) née près du fleuve Triton, qui l'a elle-même tritonisé.

Cléon.

Reçois de ma main ce morceau de tourte grasse.

Le mar.

Et moi, je te donne cette tourte tout entière.

Cléon.

Mais je vais lui donner des levrauts ; tu n’en as point.

Le mar.

Ouf ! Je suis perdu. Où prendrai-je des Levrauts ? Courage mon esprit ; inventons quelque tour d'adresse.

Cléon.

Les vois-tu, malheureux ?

Le mar.

Je ne m'en soucie guère  ; car il me vient certaines gens..............

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137

Cléon.

Et qui ?

Le mar.

Des ambassadeurs qui ont des sacs pleins de bonnes espèces sonnantes.

Cléon.

Où sont-ils ? Où sont-ils ?

Le mar.

Que t'importe ? Ne laisseras-tu pas en paix ces étrangers ? (Il dérobe les levrauts à Cléon .) Mon cher petit bonhomme de Peuple ! Vois ces levrauts que je t'apporte.

Cléon.

Que je suis malheureux ! Tu me fais tort ; tu m'as volé injustement.

Le mar.

Par Apollon ! Tu avais aussi volé à d'autres, ceux de Pyle.

Le peu.

Je te prie, apprends moi comment tu as fait ce tour-là.

Le mar.

La pensée est de la Déesse et l’œuvre de main est de moi.

Cléon.

J'avais eu la peine de les prendre à la chasse.

Le mar.

Et moi, j'ai eu celle de les cuire.

Le peu.

Allez ; je n'en sais gré à celui qui les a servis devant moi.

Cléon.

Malheureux que je suis ! Il se trouvera donc quelqu'un plus effronté que moi ?

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138

Le mar.

Juge donc enfin, mon cher peuple, lequel de nous deux témoigne plus de zèle pour toi et pour ton ventre.

Le peu.

Quelle preuve encore plus convaincante m'en donnerez vous, qui justifie mon jugement auprès des spectateurs ?

Le mar.

Je te dirai. Prends mon coffre et celui du Paphlagonien , et visite l'un et l'autre en secret, après cela tu porteras un jugement certain.

Le peu.

Apporte le tien. Voyons, qu'y a-t-il ?

Le mar.

Ne vois-tu pas qu'il est vide, mon cher petit bonhomme ? Je t'ai tout donné.

Le peu.

Ce coffre me parait avoir de bonnes intentions pour le public.

Le mar.

Visite présentement celui du Paphlagonien , vois-tu  ?

Le peu.

Oh ! Oh ! Que de biens voilà dans ce coffre ! Quelle quantité de tourtes et de gâteaux ! Et il ne m'en donnait qu'un petit morceau, pas plus grand que cela !

Le mar.

C'est comme il faisait toujours ; il te donnait un peu de ce qu'il dérobait ; mais la plus grande portion était pour lui.

Le peu.

Fripon ! C'est donc de la sorte que tu me

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(i) Tiré du Télèphe d' Euripide .

volais pendant que je te comblais et d'honneur et de biens ?

Cléon.

Si je dérobais, c'était pour le bien de l'état.

Le peu.

Ôte tout à l'heure cette couronne, que je la me mette sur la tête de celui-ci.

Le mar.

Ôte la donc vite, scélérat.

Cléon.

Je n'en ferai rien ; car j'ai un oracle de la Pythie qui m'apprend clairement par qui je dois être vaincu.

Le mar.

Il t'a donc appris mon nom. Tu n'as qu'à produire cet oracle.

Cléon.

Je veux examiner, par les signes que tu me donneras, si la prédiction te convient. Je veux donc demander d'abord : quand tu étais enfant, à quelle école allais-tu ?

Le mar.

À la fosse où l'on flambe les cochons, où l'on m'instruisait à coups de croquignoles.

Cléon.

Que dis-tu ? Hélas ! Je commence à pénétrer le sens de l'oracle. Mais soit. Quels ont été les exercices que tu as appris dans ta jeunesse ?

Le mar.

À dérober, jurer faux, et regarder avec effronterie.

Cléon.

O (i) ! Phébus ! o ! grand Apollon Lycien !

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(k) Il y a en grec un autre ordure plus forte.

Que deviendrai-je donc ? Enfin quelle a été ta profession, quand tu as été dans un age parfait  ?

Le mar.

Je vendais du boudin.

Cléon.

Et quoi encore ?

Le mar.

(k) De la merde. Voilà bien des questions.

Cléon.

Tout est perdu pour moi ; je ne suis plus rien. Il ne me reste plus qu'une légère étincelle d'espérance. Apprends moi où tu vendais tes boudins. Était-ce sur la place, ou aux portes  ?

Le mar.

Aux portes, où l'on vend les ragoûts.

Cléon.

Hélas ! C'en est fait ; voilà les oracles accomplis. Roulez là-dedans ce malheureux qui n’est plus rien. Adieu ma chère couronne, je te quitte malgré moi. Tu vas orner la tête d'un autre qui ne sera pas moins fripon, mais sera plus heureux que je ne l'ai été.

Le mar.

O ! Jupiter protecteur de la Grèce ! C’est à toi que je suis redevable de cette victoire.

Le ch.

Salut au victorieux. Mais souviens-toi que tu me dois ton élévation. Je ne te demande qu'une grâce, qui est d'avoir le greffe.

Le peu.

Dis moi ton nom.

Le mar.

Je m'appelle Agoracrite , c’est-à-dire Juge-

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en-place, à cause que j'ai été nourri pour juger dans l'assemblée publique.

Le peu.

Je m'abandonne aux soins d' Agoracrite , et je te livre le Paphlagonien .

Le mar.

Je puis assurer le peuple que j'aurai de lui tout le soin imaginable, et que je le servirai avec tant de zèle, qu'il sera contraint d'avouer qu'il n'a jamais été un homme plus zélé pour les badauts d' Athènes.

Chœur.

Il n'est rien de plus agréable à ceux qui, comme nous, savent manier des chevaux, que d'en louer la vitesse, soit en commençant les courses, soit après les avoir finies. Nous ne nous amuserons point à faire des railleries du pauvre Lysistrate , ni du gueux Thoumantès qui n'a ni feu ni lieu. À quoi bon, Aimable Apollon ! Chagriner de gaïeté de cœur un misérable, qui quand il meurt de faim, les yeux baignés de chaudes larmes, au temple de la Pythie , touche ton carquois, et te représente avec douleur l'excès de la pauvreté ? On peut, sans reproche, blâmer publiquement les méchants ; et c'est, à le bien prendre, faire honneur aux bons. S'il y avait donc quelque scélérat digne des traits les plus noirs de la satire, qui fût assez connu par lui-même pour servir de sujet à la nôtre, nous ne ferions pas mention d'un de nos amis, et c'est d' Arignose le joueur de Lyre, dont la vie

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(L) Deux musiciens grands scélérats.

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(m) (ll) Hyperbole , successeur de Cléon .

n'est ignorée que de ceux qui ne savent pas distinguer le blanc d'avec le noir. Il a donc fallu le nommer, pour faire connaître un frère qu’il a, qui ne lui ressemble point de sa conduite  ; et ce frère est le méchant Ariphrade , qui ne se contente pas de l'être comme les autres, mais qui de plus a inventé de salir sa langue par les ordures les plus infâmes. Il lèche dans les mauvais lieux une rosée abominable, et sa bouche est salie de ce qui coule de ce que vous savez. C’est ainsi qu'il prétend imiter Polymneste (L) et Thinique avec qui il passe la vie. Quiconque donc n'a pas horreur d'un tel homme, puisse ne boire jamais avec moi dans la même coupe. La nuit, quand je ne dors point, je me suis souvent tourmenté pour deviner comment Cléonyme peut arracher sa misérable vie. On dit qu'il s'attache à brouter le fait de ceux de ses voisins qui ont quelque chose. On a toutes les peines du monde à le détacher de l’armoire au pain, en se jettant à ses genoux, en lui disant : épargnez grand roi ! les provisions de table. On dit que les galères ont eu conversation ensemble, et qu'une des plus anciennes dit aux autres : savez-vous, Mes demoiselles , ce qui se passe dans la ville ? Le bruit se répand qu'un méchant (ll) (m) citoyen jadis marchand de lampes plus aigre que le vinaigre, en a demandé cent d’entre nous pour faire un voyage à Calcédoine. La nouvelle parut étrange et insupportable à toute l'assemblée ; et une jeune pucelle de la bande qui n'avait encore été montée par personne dit fort résolument : à Dieu ne plaise qu' Hyperbole

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ne commande jamais. Non, foi de Galère d'Honneur , je ne suis pas de sapin et de chène, et j'aimerais mieux périr de vieillesse et être rongée des vers, que de souffrir un pareil affront. Et si les Athéniens l'ordonnent, je suis d'avis que nous nous mettions à couvert d'une pareille insulte en nous écoulant à l'asile de Thésée ou à celui des redoutables Euménides . Il ne sera pas dit qu' Hyperbole se servira de nous pour dévorer la ville. S'il veut naviguer, qu'il naviguait navigue aux corbeaux, et qu'il monte sur les canaux qui lui ont servi à voiturer ses lampes.

Le marchand de boudins . Le chœur . Le mar.

Il faut faire silence, fermer la bouche aux dénonciateurs et aux témoins, condamner les portes des auditoires, et célébrer publiquement l'heureux état où se trouve maintenant la république.

Le ch.

O ! toi, qui viens secourir les Iles sacrées, et qui es la lumière d' Athènes ! Quelle agréable nouvelle nous apportes-tu ? À quel sujet faut-il que la fumée des sacrifices remplisse les carrefours de la ville ?

Le mar.

J'ai recuit le peuple, et je l'ai rendu beau, de sale qu'il était auparavant.

Le ch.

Auteur d'un changement si salutaire, dis dis -nous où il est maintenant, cet heureux peuple.

Le mar.

Il est vrai de dire plus que jamais, qu' Athènes

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qu'il habite, est l'ancienne Athènes couronnée de violettes.

Le ch.

Ne le verrons nous point dans l'état heureux où tu l'as mis ?

Le mar.

Il est tel qu'on la vu autrefois du temps d' Aristide et de Miltiade . Vous l'allez voir car j'entends le bruit des grandes portes qui s'ouvrent. Célébrez donc par vos cris de joie l'ancienne Athènes que vous allez voir revivre, une Athènes si fameuse, et dont les habitants étaient si heureux.

Le ch.

O ! l'heureuse Athènes, comblée de biens, couronnée de violettes, et qui faisait tant de jaloux ! Faites nous voir le monarque de la Grèce et le maître de ces cantons.

Le mar.

Le voilà, orné de cigales d'or à la vieille mode et dans ses anciens habits. Il ne sent point les coquillages salés ; l'odeur agréable de ses parfums se répand autour de lui.

Le ch.

Salut au roi des Grecs. Nous nous réjouissons avec toi, de te voir dans un état digne de la ville, et des trophées que nous avons érigés à Marathon.

Le peuple. Le marchand de boudins . Le chœur . Le peu.

Approche, Agoracrite , le plus aimable de

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X

tous les hommes, que je te rende grace du bien que tu m'as fait en me recuisant.

Le mar.

Tu me regarderais comme un dieu, mon cher bonhomme, si tu savais comme tu étais auparavant, et ce que tu faisais.

Le peu.

Que faisais-je donc ci-devant ? Apprends le moi ?

Le mar.

Premièrement, quand quelqu'un dans l'assemblée te disait : je t'aime, je prends soin de toi, et je suis le seul que tu chéris ; ces discours flatteurs te faisaient sortir du nid comme de jeunes oiseaux qui veulent commencer à voler, et dresser la tête, comme de jeunes béliers à qui les cornes poussent.

Le peu.

Moi ?

Le mar.

Et puis le flatteur, après t'avoir attrapé quelque chose, te laissait là.

Le peu.

Que dis-tu ? Est-il possible qu'on me trompât de la sorte, sans que je m'en aperçusse ?

Le mar.

Tu avais les oreilles à ressorts comme un parapluie ; tu les ouvrais et les fermais au gré des flatteurs.

Le peu.

Étais je donc assez benêt pour cela ?

Le mar.

Et par Jupiter , si de deux orateurs, l'un essayait de te porter à faire l' un armement

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(m) Lieu profond à Athènes, où l'on précipita les ambassadeurs de Darius .

et l'autre parlait de te donner l'honoraire de trois oboles, l'orateur de l'honoraire laissait bien loin derrière lui l'orateur de l'armement. Pourquoi baisses-tu la tête ? Où vas-tu ? Demeure là.

Le peu.

J'ai honte des fautes que j'ai faites.

Le mar.

Ce n'est pas à toi que l'on s'en prend ; mais à ceux qui te séduisaient. Or voyons maintenant comme tu t'y prendras. Un avocat, ennemi du genre humain et médisant, te dira : messieurs, il n'y a point de farine pour les juges, si vous ne faites perdre les procès à ce malheureux que j'accuse. Que diras-tu dans cette rencontre ?

Le peu.

Je ferais enlever l'avocat, et le précipiterai dans l'abîme (m) ; et fût-ce Hyperbole , je le ferai pendre par son gosier.

Le mar.

C'est bien dit, et sagement avisé. Mais voyons quel ordre tu mettras au gouvernement.

Le peu.

Premièrement, je ferai payer exactement tous les appointements à ceux qui servent les vaisseaux longs.

Le mar.

Cela fera bien plaisir à quantité d’honnêtes gens qui ont le cul pelé.

Le peu.

Ensuite, je laisserai un chacun écrit sur les rôles comme il s'y trouvera d’abord et l'on n’ôtera personne de sa classe par brigue, ou par malice.

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(n) Orateur si habile qu'ayant même été pris sur le fait, il sut se justifier. Il corrompait aussi la jeunesse.

Le mar.

Cléonyme en aura bien du dépit.

Le peu.

Je ne permettrai point que personne parle en public, qui n'ait de la barbe.

Le mar.

Que feront donc Clisthène et Straton ? Que deviendront ces jeunes mignons tout embaumés de parfums, qui, le cul sur les sièges, raisonnent de cette sorte : (n) Phéas , pour un habile homme, est pourtant mort par sa faute ; c'est dommage, car il savait serrer un discours, pousser un raisonnement, étaler de belles sentences ; il était clair, flattait agréablement les oreilles, et possédait l'art d'exciter le tumulte et les passions.

Le ch.

Il savait aussi manier le cul de toi qui jases.

Le peu.

J'enverrai tous ces beaux mignons à la chasse et leur défendrai de se mêler de porter leurs suffrages.

Le mar.

Pour avoir si bien dit, je te fais présent de ce siège pliant, avec un jeune garçon qui le portera auprès de toi ; et le garçon même te servira de siège, quand l'envie t'en prendra.

Le peu.

Me voilà bien, et à la vieille mode !

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Le mar.

C'est ce que tu diras encore avec plus de sujet quand je t'aurai donné les trèves pour trente ans. Qu'elles viennent ici ces belles trèves, qu'elles paraissent au plus tôt !

Le peu.

Adorable Jupiter ! Qu'elles sont belles ! O Dieux ! Sera-t-il donc permis d'en jouir ? Mais où les as-tu prises ?

Le mar.

Est-ce que le Paphlagonien ne les avait pas enfermées là-dedans, pour empêcher que tu ne les eusses ? Je les donne, afin que tu les mènes aux champs.

Le peu.

Et du Paphlagonien , qui m’a fait tant de mal, qu'en ordonneras-tu  ?

Le mar.

Je ne lui veux imposer d’autre peine, que d'exercer mon ancien métier. Il vendra des boudins aux portes, tout seul. Il y mêlera la chair de chien à celle d'âne ; il chantera pouilles aux putains quand il sera ivre ; et il boira l'eau sale qui coule des bains.

Le peu.

Voilà tout juste ce qu'il méritait. Qu'il aille donc brailler avec les putains et les baigneurs ! Pour

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toi, je t'invite au Prytanée, et je t'y donne la place que cet empoisonneur y occupait. Prends cette robe de cérémonie et me suit. Pour ce qui est du Paphlagonien , qu'on l'apporte, pour le mettre en possession de son nouvel emploi, afin que les étrangers qu'il a vexés aient la consolation de voir sa disgrace !

Fin des Chevaliers.